Nous avons vu dans l'article précédent qu'il existait plusieurs formes d'anti-réalisme scientifique, c'est à dire plusieurs façons de douter que les théories scientifiques décrivent correctement la réalité : soit que la réalité n'existe simplement pas au delà de nos représentations, soit qu'on considère que les théories scientifiques sont des instruments de prédiction plutôt que des descriptions de ce qui est inobservable, soit simplement qu'on est sceptique vis-à-vis de la possibilité de réellement connaître la réalité au delà des phénomènes observables.
Nous avons également vu en quoi la sous-détermination des théories par l'expérience constituait un argument anti-réaliste : il se pourrait bien que les explications scientifiques qu'on donne aux phénomènes ne soient qu'une possibilité parmi de nombreuses autres, qui rendent aussi bien compte de ce qui est observable. Enfin nous avons vu que la principale motivation du réalisme était basée sur le succès des théories scientifiques, notamment quand elles permettent de prédire de nouveaux phénomènes insoupçonnés : la meilleure explication à ce succès est que nos théories dévoilent effectivement des aspects importants de la constitution de la nature.
La sous-détermination des théories par l'expérience peut paraître un peu théorique et abstraite. On serait en droit d'attendre que de réels cas de théories rivales, proposant des explications alternatives, se présentent à nous avant de douter que nos théories les mieux acceptées décrivent correctement la réalité. Cependant il existe certaines situations qui posent un problème plus sérieux pour le réaliste, jusqu'à nous faire douter que le fait de faire des prédictions nouvelles soit vraiment un critère pertinent. Ce sont les changements de théories.
Les théories abandonnées
En effet les théories du passé faisaient aussi de nouvelles prédictions et étaient couronnées de succès. Pourtant, aujourd'hui, nous considérons qu'elles sont fausses. L'idée que succès prédictif rime avec réalisme est donc suspicieuse.
Prenons par exemple la théorie de la gravitation de Newton : elle a permis de découvrir l'existence de Neptune ou de prédire la trajectoire de la comète de Halley. Ne serait-ce pas un miracle qu'elle parvienne à un tel succès si elle était fausse ? Et pourtant aujourd'hui on considère qu'elle est fausse. L'argument qui pouvait nous laisser penser, sur la base de leur succès, que nos théories scientifiques sont vraies ne tient donc pas, puisqu'une théorie peut être fausse et prédire avec succès.
Ce ne serait peut-être pas un problème si on pouvait dire que la théorie de Newton est approximativement vraie. Nous dirions alors que nos théories sont de plus en plus vraies, qu'il y a convergence.
Mais voilà : la relativité n'est pas une simple extension de la gravitation de Newton, et si cette dernière approxime bien la première sur le plan des prédictions empiriques, les entités postulées par ces deux théories sont suffisamment différentes pour qu'on puisse affirmer que l'une n'est pas réellement une approximation de l'autre. A en croire la relativité générale, il n'y a pas réellement de forces à distance, il n'y a que des déformations de la géométrie de l'espace-temps, et donc la gravitation newtonienne est simplement fausse : les forces qu'elle postule n'existent pas.
C'est donc la discontinuité des théories successives, le fait qu'il y ait des révolutions scientifiques, qui peut nous amener à douter du réalisme.
Il existe de nombreuses théories aujourd'hui abandonnées, et qui pourtant faisaient en leur temps des prédictions intéressantes : la phlogistique pour expliquer certaines réactions chimiques comme la combustion, le flux calorique pour expliquer les transferts de chaleur, l'éther comme support des ondes lumineuses... Pourquoi, alors, croire que nous sommes aujourd'hui dans une situation différente ?
Après tout au 19ème siècle, nombre de scientifiques pensaient que la science était presque achevée, qu'on aurait bientôt une description complète de la réalité. Mais la physique quantique et la relativité sont venues chambouler ce beau paysage. Alors est-ce que nos théories actuelles ne seront pas elles-aussi remplacées par de meilleures théories, qui postulerons des entités complètement différentes ?
Il faudrait donc renoncer à expliquer le succès des sciences, et se rabattre sur l'idée que nos théories actuelles sont seulement empiriquement adéquates, mais qu'elles seront un jour remplacées par de nouvelles théories.
Comment rester réaliste ?
Cet argument est convainquant, mais le réaliste n'a pas épuisé ses ressources.
Certes le fait que les anciennes théories aient été abandonnées nous empêche d'être naïvement réaliste à l'égard de l'ensemble du contenu de n'importe quelle théorie. Cependant on peut très bien envisager de restreindre un peu nos prétentions, de manière à restaurer une continuité entre les théories successives et donc une convergence de nos théories vers la réalité. Il faudrait n'être réaliste qu'à propos de certains aspects de certaines théories.
Il s'agirait d'abord de se concentrer sur les théories "matures" uniquement : celles qui sont le mieux acceptées et n'ont pas de concurrentes. On peut penser que les théories phlogistiques et celles du flux calorique n'étaient pas vraiment "matures", puisqu'elles étaient qualitatives plutôt que quantitatives, et qu'elles étaient assez discutées.
On peut ensuite se restreindre aux éléments essentiels de ces théories matures, ceux qui jouent un réel rôle prédictif important. L'éther n'était peut-être pas indispensable.
Pour finir on peut avancer que concernant ces éléments essentiels, il existe une continuité entre les théories. La composition des différentes molécules chimiques, par exemple, n'a pas été fondamentalement remise en cause par la découverte de la structure de l'atome, et nous n'avons pas de raison de croire qu'elle puisse être complètement remise en cause par de nouveaux développements de la physique fondamentale. Il semble donc qu'on finisse par aboutir malgré tout à une certaine stabilité. Il faudrait alors peut-être n'être réaliste que vis-à-vis de ces éléments, tout en restant éventuellement sceptique à propos de théories plus fondamentales.
Certes ce type de réponse peut faire figure d'argument rétrospectif : un peu facile à dire, après coup, mais comment pourrait-on différencier ce qui, dans nos théories actuelles, joue un rôle essentiel ou non ? S'il s'agit de dire que les éléments qui ont finalement été conservés étaient utiles, c'est un peu circulaire... Le problème est que les révolutions scientifiques remettent parfois en cause nos concepts et présupposés de manière profonde, et qu'il ne semble pas si simple de déterminer ce qui est essentiel ou non à une théorie ou ce qui peut être révisé.
Il existe une autre stratégie qui consiste à se restreindre aux entités qu'on est capable de manipuler : on peut manipuler des électrons, donc il est justifié de penser que ces entités existent. C'est ce qu'on appelle le "réalisme des entités". Le problème de cette solution, c'est qu'il peut s'agir d'une restriction trop importante, dans l'optique d'expliquer le succès des théories. Ne voudrait-on pas être aussi réaliste à propos des lois, des processus postulés, ou bien à propos d'entités qui ne sont pas vraiment manipulables ? Par ailleurs on peut se demander si certaines entités manipulables ne pourraient pas s'avérer finalement chimériques...
Le réalisme structural
Ces premières réponses, bien qu'elles soient défendues par certains philosophes, rencontrent donc des difficultés.
Mais il existe une autre façon de restreindre le réalisme pour répondre au problème de la succession de théories qui a gagné en popularité ces dernières années. Il s'agit de ne pas trop s'intéresser aux objets postulés par les théories mais de se concentrer plutôt sur les structures, les relations entre ces objets, et notamment les relations mathématiques exprimées par les équations. On adopte alors ce qu'on appelle un réalisme structural : il ne faudrait être réaliste qu'à propos de la structure relationnelle portée par nos théories. L'éther n'existe pas, mais les relations entre les différentes composantes de la lumière sont, elles bien réelles. Le flux calorique non plus, mais les transferts de chaleur étaient correctement décrits.
Mais surtout, cette solution permet de restaurer l'idée d'une continuité entre les théories scientifiques successives, et donc elle permet de penser que, sous cet aspect structural, la théorie de Newton était effectivement approximativement vraie. Certes, les objets postulés par la théorie de Newton n'apparaissent pas nécessairement dans la théorie de la relativité, néanmoins les différentes équations de la théorie de Newton (celles qui décrivent, par exemple, les relations entre la masse et l'accélération) ont été directement importées dans le cadre de la relativité. On peut donc expliquer, rétrospectivement, que la théorie de Newton ait été si bien couronnée de succès : si elle se trompait sur les entités constituant la réalité, elle avait néanmoins vu juste sur les relations qu'entretiennent ces entités.
Cette continuité de structure entre les théories scientifiques peut s'exprimer par ce qu'on appelle le principe de correspondance. Il est possible de concevoir que la théorie de Newton correspond à un "cas limite" dans le cadre de la relativité : celui où l'on s'intéresse aux objets dont la vitesse est négligeable devant celle de la lumière. En faisant ce postulat (en faisant tendre la vitesse de la lumière vers l'infini), on retrouve en effet les équations de Newton, et on comprends alors pourquoi celles-ci faisaient des prédictions approximativement justes.
Enfin si certains éléments des sciences ont fini par acquérir une certaine stabilité, par exemple la composition des éléments chimiques, on peut faire valoir qu'il s'agit essentiellement de structures, et non d'objets primitifs.
On peut alors penser que l'évolution des sciences nous permet en effet de converger vers des théories qui décrivent de mieux en mieux la structure relationnelle de la réalité, sinon les objets qui peuplent la réalité (qui peuvent s'avérer ne pas être de réelles entités). En fin de compte, ces objets ne serviraient qu'à titre heuristique : ils seraient les supports de nos représentations, ils nous aideraient à dévoiler des structures. Mais ils pourraient être amenés à disparaître au cours de l'évolution de nos théories.
Entre réalisme et empirisme
Un autre aspect intéressant du réalisme structural est qu'il rend justice à l'idée de l'empirisme, suivant laquelle toute connaissance est issue de l'expérience. C'est cette idée qui motive souvent les anti-réalistes : pourquoi, pensent-ils, aurions nous un accès privilégié à la nature de la réalité, au delà des observations ? Mais s'il peut paraître douteux que nous accédions directement à une connaissance de la nature d'entités inobservables, on peut postuler que les relations entre les phénomènes nous permettent d'inférer la structure de la réalité. D'ailleurs les premières versions de réalisme structural ont été proposées à l'origine par des empiristes, sur la base d'arguments de ce type (notamment chez Russell).
Le réalisme structural se présente comme un bon compromis entre réalisme scientifique et empirisme. Cependant il ne va pas, lui non plus, sans susciter des objections. Fait-il vraiment mieux que le réalisme standard ? Peut-on rendre plus précise l'idée qu'il y ait "continuité de structure" entre théories ? Ou bien ne se ramènerait-il pas finalement à un simple empirisme, nous proposant de croire que les phénomènes observables obéissent à une certaine structure, mais rien de plus ? Est-ce suffisant pour se dire réaliste ? Certains arguments logico-mathématiques vont dans ce sens.
Cette thèse reste donc en partie à clarifier, et se décline en plusieurs versions plus ou moins fortes qui proposent de répondre à ces différentes questions. Les versions les plus faibles se contentent d'affirmer que la structure relationnelle de la réalité est la seule chose qu'on peut espérer en connaître. Les plus fortes se veulent révisionnistes en proposant d'adopter une métaphysique des relations : la réalité serait elle-même une structure relationnelle...
Ces versions plus fortes prétendent ne pas se ramener à un simple empirisme. Elles prétendent également fournir une solution à certains problèmes de sous-détermination de l'interprétation de la mécanique quantique (notamment liés à l'indiscernabilité des particules). Mais on peut se demander si, en affirmant que la réalité est une structure, elles n'en viennent pas à confondre ce qui relève des mathématiques et ce qui relève de la physique, ou bien ce qui est de l'ordre des représentations et de l'ordre de la réalité. Quelle distinction apportent-elles ? Serait-il sensé de n'en apporter aucune, allant jusqu'à affirmer (comme le fait le physicien Tegmark) que la réalité est elle-même un objet mathématique ? Ne risque-t-on pas d'escamoter en cours de route les phénomènes, dont il s'agissait pourtant, au départ, de rendre compte ?
Conclusion
Voilà donc où nous en sommes dans le débat sur le réalisme scientifique. D'un côté, l'instrumentalisme s'avère trop réducteur, et il semble incapable d'expliquer le succès prédictif des sciences. Mais de l'autre le fait que d'anciennes bonnes théories sont aujourd'hui abandonnées peut nous amener à douter que l'explication du réaliste soit la bonne. Il se pourrait donc que d'autres théories, complètement différentes, rendent aussi bien compte des phénomènes et que la nature de la réalité soit indécidable. Le réalisme structural, proposant de n'être réaliste qu'à propos de la structure relationnelle du réel, semble être un bon compromis, mais il se décline en différentes versions qui soulèvent chacune de nouveaux problèmes. Le débat est donc loin d'être terminé...
Très belle série d'articles!
RépondreSupprimerIl serait intéressant de compléter par une question encore plus complexe: "Les photons existent-ils?" :)
Cette dernière soulève la question des perspectives multiples, la lumière se comportant (selon notre connaissance actuelle) de manière duale, soit comme une onde, soit comme une particule, suivant la perspective selon laquelle on l'observe.
Cet aspect n'est pas propre aux photons : les électrons aussi ! Il existe une autre série d'articles sur l'interprétation de la mécanique quantique sur ce blog.
SupprimerTout à fait! C'est moins connu mais les électrons aussi ! :)
SupprimerJe vais chercher la série d'article
A propos du réalisme structural et du fait que la théorie de Newton est "approximativement" correcte, la découverte de la théorie du chaos pose un autre défi intéressant aux sciences classiques:
RépondreSupprimerle fait qu'il ne suffit pas qu'une théorie prédise un effet lorsque certaines conditions sont respectées, il faut également qu'elle produise "approximativement" le même effet lorsque ces conditions sont "approximativement" respectées...
Je me permets de faire référence à un de mes articles:
http://pvegalnrt.blogspot.fr/2013/11/chapitre-12-la-physique-classique-face.html
Comme quoi la réalité n'est pas si facile à apprivoiser :)
A propos du réalisme structural et du fait que la théorie de Newton est "approximativement" correcte, la découverte de la théorie du chaos pose un autre défi intéressant aux sciences classiques:
RépondreSupprimerle fait qu'il ne suffit pas qu'une théorie prédise un effet lorsque certaines conditions sont respectées, il faut également qu'elle produise "approximativement" le même effet lorsque ces conditions sont "approximativement" respectées...
Je me permets de faire référence à un de mes articles:
http://pvegalnrt.blogspot.fr/2013/11/chapitre-12-la-physique-classique-face.html
Comme quoi la réalité n'est pas si facile à apprivoiser :)