Après avoir vu les différentes façons de concevoir la vérité, nous pouvons aborder une deuxième question de philosophie générale qui peut avoir un intérêt en philosophie des sciences : celle de la connaissance. Il s'agit du thème de l'épistémologie : l'étude de la connaissance.
Quelle différence y a-t-il entre une connaissance (je sais que j'ai deux mains, que Paris est la capitale de la France, que la terre est ronde, que mes clés sont dans ma poche) et une simple croyance ?
On peut envisager que la connaissance corresponde à la certitude, contrairement à la croyance qui est incertaine. Mais je peux être absolument certain de choses fausses, de manière irrationnelle. On pourrait alors penser que la différence tient à ce qu'une connaissance est vraie, tandis qu'une croyance ne l'est pas forcément. Mais je peux aussi bien être absolument certain de choses vraies de manière irrationnelle. Par exemple, je peux me trouver convaincu que Jean est innocent suite à la plaidoirie d'un avocat malhonnête, et même si Jean est effectivement innocent, on ne dira pas que je le savais réellement car au fond j'avais tort de faire confiance à l'avocat. On dira seulement que j'en avais la certitude, ce qui s'est finalement avéré être à juste raison.
Cet exemple est donné par Platon, et traditionnellement depuis Platon, on définit la connaissance comme une croyance vraie et justifiée. La justification sert à différencier la connaissance d'autres croyances vraies, mais qui le sont de manière accidentelle : on ne peut vraiment savoir quelque chose que si l'on est pourvu de bonnes raisons de le croire, c'est à dire si cette croyance est justifiée rationnellement.
Mais qu'entendons-nous par là ? Dans le dernier article, nous nous sommes interressé à la question de la vérité. Désormais, toute la question va être de savoir en quoi consiste cette justification rationnelle de nos croyances.
Le problème de Gettier
Il est naturel de penser que la justification de nos croyances est interne au sujet qui croit (qu'on peut appeler le sujet "cognitif"), c'est à dire que si le sujet sait, s'il a de bonnes raisons de croire quelque chose, ces raisons lui sont accessibles. Il devrait pouvoir, en théorie, nous expliquer comment il sait. C'est ce qu'on appelle l'internalisme de la justification. Cet internalisme, cependant, pose plusieurs difficultés.
Pour aborder ces difficultés, commençons par remarquer qu'une simple justification ne suffit pas forcément : la justification d'une croyance doit elle-même en principe être justifiée. Ceci peut être mis en évidence à travers le problème de Gettier (du nom de l'auteur d'un article qui a depuis généré un flot de réponses impressionnant), consistant à donner des exemples de "mauvaises" justification, et remettant ainsi en question l'idée qu'une connaissance est simplement une croyance vraie rationnellement justifiée.
Prenons l'un des exemple donnés par Gettier : j'ai deux collègues de travail, M. Illa et M. Lapas. J'ai de bonnes raisons de croire que Lapas possède une Ford : je l'ai vu plusieurs fois en conduire une en allant au bureau. Mais en fait il s'agissait d'une voiture de location, Lapas n'a pas de Ford. Par contre Illa possède bien une Ford, bien que je l'ignore totalement (il utilise une autre voiture pour venir au travail). Dans cet exemple, il semble bien que j'ai une croyance vraie et justifiée que l'un de mes collègues possède une Ford. Pour autant on pourrait dire que ma justification, pour rationnelle qu'elle est, est mauvaise, et intuitivement, on pourrait penser que je ne sait pas vraiment qu'un de mes collègues possède une Ford, qu'il ne s'agit pas de connaissance dans la mesure où je crois une chose vraie par pure coïncidence...
On voit qu'il s'agit simplement d'une sophistication de l'exemple de Platon, qui vise à mettre encore plus de contrainte sur la différence entre certitude et connaissance.
Il existe différentes façons de répondre au problème de Gettier, en spécifiant par exemple que la justification ne doit pas reposer sur des croyances fausses, mais sur d'autres connaissances. Mais alors on voit poindre le risque d'une régression infinie, chaque croyance devant être justifiée par une autre, et ainsi de suite à l'infini. En tout état de cause il est nécessaire de resserrer les contraintes sur ce qu'est une bonne justification. Mais s'il faut justifier la justification elle-même, ne tourne-t-on pas en boucle ?
Le trilemme d'Agrippa
Ce problème de justification de la justification nous amène à ce qu'on appelle le trilemme d'Agrippa (du philosophe sceptique grec, mais le problème nous est rapporté par Sextus Empiricus).
Disons qu'un sujet a de bonnes raisons de croire que son train part à 14h. Ces bonnes raisons doivent elle-même être exprimées comme d'autres connaissances : par exemple, parce le sujet sait que les panneaux d'affichage en gare sont fiables. Mais de nouveau, il s'agit la d'une connaissance qui devra être justifiée. La question est : où s'arrête-t-on ?
On peut envisager trois possibilités :
- L'infinitisme
- On ne s'arrête jamais. Mais il semble douteux qu'un sujet possède une infinité de connaissances.
- Le fondationnalisme
- On s'arrête à un moment. Mais alors on est dogmatique : on considère que certaines connaissances n'ont pas à être justifiée.
- Le cohérentisme
- On retombe au bout d'un moment sur notre croyance de départ. Mais alors la justification est circulaire.
Agrippa ajoute à ces possibilités le scepticisme et le relativisme, qui consistent à abandonner l'idée de connaissance objective et qui n'entrent donc pas dans notre cadre (cependant nous les évoquerons un peu plus loin).
Reste donc trois options. Parmi celles-ci, peu optent pour l'infinitisme, mais il existe des débats entre fondationnalisme et cohérentisme. Sosa utilise, pour différencier ces deux alternatives, l'image du radeau et de la pyramide : d'un côté, une structure dont les parties se maintiennent mutuellement, de l'autre une structure entièrement fondée sur une base solide.
Le radeau et la pyramide
L'approche la plus courante est sans doute le fondationnalisme, qui consiste à vouloir fonder la connaissance sur des bases solides.
On la retrouve chez Aristote, qui pensait que la connaissance s'obtient par déduction sur la base de principes métaphysiques fondamentaux : les quatre éléments, le principe de mouvement circulaire, ... De même chez Descartes la connaissance est fondée sur des intuitions premières, tenues pour indubitables : celle de sa propre existence et celle d'un accord entre le monde et l'esprit (elle même justifié par l'existence de Dieu).
A l'opposé du rationalisme de Descartes, les empiristes pensent fonder la connaissance sur l'observation ou les données sensibles. Il s'agit donc toujours d'un projet fondationnaliste mais de nature différente. Nous en avons déjà largement parlé sur ce blog (et nous avons vu que l'empirisme rencontrait des problèmes, comme celui de l'induction, et pouvait mener à un scepticisme). Kant proposera une synthèse entre empirisme et rationalisme : la connaissance serait issue de sensations organisées par les principes de l'entendement, qui sont des conditions de la connaissance (par exemple : la géométrie comme condition nous permet d'organiser les sensations dans l'espace, ou encore le principe de causalité).
Une question qui peut se poser dans ce cadre et de savoir quel statut accorder au témoignage d'autrui : à l'évidence, la majorité de ce que nous savons n'a pas été vérifié directement. La croyance en la fiabilité du témoignage d'autrui appartient-elle elle-même aux fondements de la connaissance, à ces conditions de possibilté au même titre que la croyance en la fiabilité de la perception (on croit par défaut autrui comme on croit par défaut ce que l'on perçoit) ? Ou est-elle acquise par expérience ? Enfin, laissons de côté cette question pour l'instant.
Le problème évident pour le fondationnalisme en général est qu'un sujet connaissant est incapable de justifier ses propres fondements. Le sujet doit savoir qu'une connaissance basique, comme une donnée sensible, est basique. Il doit pour ceci invoquer une autre croyance (que les perceptions sensibles sont justifiées par défaut) et on retombe dans le trilemme d'Agrippa.
Pour sortir de ce problème, il faut à un moment donné briser le cercle soit en faisant appel à une justification qui n'est pas elle-même une croyance, par exemple une intuition ou une appréhension, soit carrément à une justification externe au sujet. Cette dernière solution s'appelle l'externalisme de la justification. Nous y reviendrons un peu plus loin.
Mais une alternative au fondationnalisme est d'accepter que nos connaissances soient justifiées circulairement. On peut par exemple accepter que des "méta"-connaissances, comme la connaissance que nos perceptions sensibles sont fiables, soient elle-même justifiées par nos perceptions sensibles passées. C'est l'image du radeau, proposée par Neurath : nous sommes comme des marins en pleine mer forcés à remplacer les planches de notre bateau une à une, sans jamais avoir la possibilité de se mettre au sec pour reconstruire le bateau à partir de rien.
Cette idée sera reprise par Quine (dont nous avions déjà parlé), qui parle de "naturalisation de l'épistémologie" : au fond il n'y aurait aucun problème à ce que des choses apparemment fondamentales pour la connaissance (comme la fiabilité de la perception) soient justifiées a posteriori par des connaissances avancées, de l'ordre de la physiologie et de la psychologie. Quine évoque l'idée provocante que l'épistémologie pourrait in fine n'être qu'un chapitre de la psychologie...
Pour le cohérentisme, le fondationalisme est sans espoir et il faut accepter que notre connaissance du monde forme un bloc cohérent qui s'auto-justifie, mais ne possède aucun fondement indubitable. On peut cependant craindre une sous-détermination : ne pourrait-il pas exister de tels "blocs" de connaissance contradictoires entre eux mais cohérents, sans qu'aucun ne soit mieux justifié qu'un autre ?
L'externalisme
Jusqu'ici nous avons supposé implicitement que la connaissance devait être justifiée pour le sujet lui-même. Mais pour certains, c'est bien la la source de toutes les difficultés, et il faudrait accepter que la justification puisse être externe au sujet, qu'une véritable connaissance dépende de facteurs externes.
A l'appui de ceci, on pourra par exemple remarquer qu'il n'est pas nécessaire de connaître parfaitement le fonctionnement de nos yeux pour faire confiance à la vision. Ou bien on pourra prendre des exemples, chez les enfants ou les animaux, qui semblent savoir des choses (le chien sait où se trouve sa niche) tout en étant bien incapable de les justifier par eux-même. Ou bien on prendra l'exemple d'un étudiant qui sait que la bataille de Marignan a eut lieu 1515 mais qui ne se souvient plus comment il a acquit cette information : il s'agit d'un automatisme. L'idée est donc qu'on puisse savoir sans savoir que l'on sait. (Ceux qui ont lu l'article précédent sur la vérité reconnaitrons une stratégie similaire à celle de la vérité comme correspondance, consistant à faire appel à une réalité transcendant nos représentations, mais elle porte ici non sur ce qui est vrai, mais sur la justification uniquement.)
Nous l'avons évoqué, l'externalisme résout le problème d'Agrippa en adoptant une solution fondationnaliste : seulement il n'est pas nécessaire que ces fondements de la connaissance soient accessibles au sujet. Pour les externalistes, la meilleure façon de résoudre le problème est de faire appel à des justifications externes qui sont des faits plutôt que d'autres croyances.
Il s'agit d'une approche intéressante, mais qui rencontre un problème important, celui de la normativité. On pense généralement qu'une justification, une raison de croire, doit être normative. Quelqu'un qui croit sans raison est irrationnel. Mais si les raisons sont externes au sujet, en quoi est-il rationnel de les suivre ? Il se peut au contraire qu'il soit irrationnel du point de vue du sujet de croire une chose, quand bien même cette croyance serait, d'un point de vue externaliste, justifiée. N'est-ce pas un peu contradictoire, ou bien n'aurait-on pas redéfinit la notion de "justification" en cours de route ?
Une phrase du début de cette article qui ne vous a peut-être pas choqué illustre cette intuition : j'ai parlé d'une personne qui a une croyance vraie mais non justifiée (que Jean est coupable) comme d'une personne qui le croit "finalement à juste raison" (sous-entendu : parce que c'est vrai) mais ne "sait pas" pour autant (parce que ses raisons initiales sont mauvaises). Ici de manière implicite, j'ai utilisé un vocabulaire qui pourrait correspondre à une justification externe, et intuitivement, on est amené à penser que ce type de justification n'est pas celui qui permet de parler de connaissance, mais seulement de vérité.
Il faut donc en dire un peu plus sur cette idée de justification externe (et il existe bien sûr plusieurs théories à ce sujet). Une solution peut être de faire de la justification une relation causale entre le monde et les sujets cognitifs. Mais la question reste toujours de savoir comment concilier l'externalité et l'aspect normatif de la justification, sans laisser penser qu'on a redéfinit la notion en cours de route.
Le scepticisme
Enfin si aucune solution n'est entièrement satisfaisante, on peut toujours se rabattre sur le scepticisme.
La principale motivation du sceptique, ce sont les arguments du type de celui du malin génie cartésien, qui nous trompe de manière systématique sur l'ensemble de ce que nous percevons, nous rappelons, voire même sur la fiabilité que nous attribuons à nos raisonnements logiques. D'autres arguments typiques sont basé sur la différence entre rêve et réalité.
Une version moderne, proposée par Putnam en 1981, consiste à imaginer que nous soyons un cerveau placé dans une cuve, branché à un ordinateur qui simule pour nous le monde extérieur. C'est disons peu ou prou le scénario du film "Matrix", le problème étant alors le suivant : les habitants de la matrice ne "savent" pas vraiment ce qu'ils croient savoir, or je ne sais pas moi même si je suis ou non dans la matrice, donc je ne sais pas vraiment moi même ce que je crois savoir... Autrement dit, je ne sais rien.
On peut formaliser l'argument de la manière suivante :
- S'il est vrai que la lune brille, alors le monde extérieur existe.
- Si je sais que B est la conséquence de A et si je sais que A est vrai, alors je sais aussi que B est vrai
- (1) + (2) impliquent : si je sais que la lune brille, alors je sais que le monde extérieur existe.
- Je ne sais pas que le monde extérieur existe (je suis peut-être dans la matrice)
- (3) + (4) impliquent : je ne sais pas que la lune brille
Et bien entendu, on peut appliquer l'argument à n'importe quelle croyance portant sur le monde extérieur. Donc on ne sait rien.
Comment répondre à ce scepticisme ? Le fondationnalisme ou le cohérentisme que nous venons d'évoquer auront tendance à rejeter la prémisse (4) : je sais que le monde extérieur existe. Mais certaines solutions intéressantes consistent à rejeter la prémisse (2) de l'argument en contextualisant la connaissance.
L'idée est qu'on pourrait savoir que la lune brille sans savoir que le monde extérieur existe, dans la mesure où ces différentes connaissances s'appliqueraient à des cadres différents. La connaissance que la lune brille s'appliquerait dans un cadre où il est tenu pour acquis que le monde extérieur existe, que cette dernière croyance soit ou non justifiée. Il est évident que la plupart de nos connaissances s'appliquent à des contextes quotidiens, et mettre en avant un scepticisme généralisé du type de celui de Descartes dans ce cadre semble un peu déplacé.
Un type de réponse similaire est celui proposé par Wittgenstein. Il répond à l'argument du malin génie cartésien en affirmant que le doute ou l'ignorance ne peut-être que relatif à d'autres connaissances tenues pour vraies. On peut donc douter que la lune brille, mais seulement si l'on accepte au préalable que la lune existe. Finalement l'argument de Descartes n'aurait pas de sens, parce que le doute s'appuie toujours implicitement sur d'autres croyances tenues pour vraies (par exemple qu'il peut exister des malins génies, que les mots ont une signification) si bien qu'un doute généralisé est illusoire.
Enfin dans un scénario de type "Matrix", on peut envisager que les habitants de la matrice ont de véritables connaissances, même si celles-ci sont relative au contenu de la matrice plutôt qu'à de véritables objets. On peut dire que "la lune brille" est vrai, relativement au monde de la matrice. On rejette alors la première prémisse en adoptant une forme de relativisme.
Conclusion
Voilà donc résumé les grands débats de l'épistémologie : le défi du scepticisme, la discussion entre cohérentisme et fondationnalisme, enfin (au sein du fondationnalisme) le débat entre internalisme et externalisme. En conclusion si la question des fondements de la connaissance est problématique pour peu qu'on s'y attarde un peu, il existe toutefois des réponses au scepticisme qui permettent de donner sens à ce que nous entendons généralement par "connaître". Tout ceci ne devrait donc pas nous empêcher de dormir...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire