L'année 2015 a été proclamée année internationale de la lumière par l'ONU. D'aucuns jugeront qu'elle n'a pas tenu ses promesses tant on a connu d'années moins sombres, et je ne les contredirai pas sur ce point. En tout cas il y a certainement une promesse qui n'aura pas été tenue, qui est celle que je m'étais faite à moi même de publier pour l'occasion un article sur ce blog sur le thème de la philosophie des lumières. Qu'à cela ne tienne, 2016 y remédiera avec ce premier article de l'année consacré au débat entre rationalisme et empirisme.
Scolastique et révolution scientifique
On parle du siècle des lumières à propos de la période de l'histoire s'étalant en Europe occidentale de la fin du 17ème siècle au début du 19ème et qui fut le théâtre de profonds changements, sur les plans politiques, philosophiques ou scientifiques. Cette période marque en quelque sorte le passage du moyen-age à l'ère moderne, avec une emphase mise par ses acteurs sur la philosophie "éclairée" : pouvoir de la raison, esprit critique, liberté, tolérance, optimisme envers les sciences et idée de progrès face à l'obscurantisme et à toute forme d'autorité, notamment religieuse. Autant d'idées qui influencent encore profondément nos sociétés contemporaines.
Revenons un peu en arrière pour comprendre les origines de ce mouvement.
Au moyen age, la philosophie et la physique d'Aristote, fraîchement redécouvertes en Europe par l'intermédiaire des traductions des philosophes arabes, avaient été conciliées à la théologie chrétienne (notamment par Thomas d'Aquin) pour donner lieu à ce qu'on appelle la scolastique : une vision du monde relativement dogmatique qui sera bouleversée par la révolution scientifique au 17ème siècle.
Ce qu'il y a de commun entre la physique d'Aristote et la physique moderne, c'est de se focaliser sur le mouvement : ce qu'il y a à expliquer dans le monde, c'est la façon dont les choses se meuvent dans la nature. Aristote explique le mouvement en invoquant quatre éléments fondamentaux ayant une propension plus ou moins forte à se diriger vers le centre de l'univers, l'eau, l'air, la terre et le feu, ce qui explique par exemple que les bulles d'air remontent à la surface des liquides quand les pierres coulent, ou encore que la terre soit à première vue approximativement constituée de sphères concentriques : une sphère solide entourée d'une sphère liquide (les océans) et d'une sphère gazeuse (l'atmosphère). Ce qui explique le mouvement, c'est que les choses essaient de retrouver leurs places naturelles dans cet ordre. Dans cette vision du monde la terre est au centre de l'univers et les astres se meuvent en orbites circulaires autour d'elle : on explique leur mouvement particulier par un cinquième élément, l'éther.
Au 16ème siècle, Copernic propose un modèle héliocentrique qui parvient à expliquer les trajectoires des astres dans le ciel de manière plus simple et élégante que les modèles existants. Ceci contredit frontalement les idées de l'époque, et en particulier l'idée que la terre est au centre de l'univers qu'implique la physique d'Aristote, et les autorités religieuses insistent pour n'y voir qu'une hypothèse mathématique permettant de simplifier les calculs pour prédire la position des astres (c'est peut-être là une des premières formes d'instrumentalisme : l'idée qu'une théorie scientifique n'est qu'un outil pour faire des prédictions, mais ne décrit pas la réalité). Les ouvrages favorables à l'héliocentrisme sont interdits.
L'héliocentrisme nous semble naturel aujourd'hui, mais il n'allait pas de soi à l'époque : le modèle est certes plus élégant, mais si la terre tourne autour du soleil et sur elle-même, pourquoi ne ressentons-nous pas son mouvement, malgré la vitesse phénoménale que cela implique ? Pourquoi la lune suit-elle la terre dans son mouvement au lieu de rester en arrière ? Pourquoi les étoiles ont-elles la même position apparente dans le ciel quelque soit la période de l'année si nous nous déplaçons ? Les explications (comme le fait que les étoiles sont beaucoup plus lointaines qu'on l'imaginait à l'époque) ne viendront que bien plus tard. Ceci, et pas seulement le dogmatisme religieux, explique que le modèle ait mis un peu de temps à s'installer dans les esprits.
Il sera cependant adopté par Kepler, qui l'améliore en postulant que les astres suivent des orbites elliptiques plutôt que circulaires et établit des lois décrivant leurs orbites, puis défendu par Galilée et Descartes qui développent au 17ème siècle de nouveaux outils mathématiques pour les appliquer à la description de la nature, et de nouvelles façons de comprendre le mouvement s'éloignant de la scolastique. Ces derniers élaborent notamment ce qui deviendra le principe d'inertie, et qui permet d'expliquer que nous ne ressentons pas le mouvement de la terre sur elle même ou autour du soleil (comme nous ne pouvons savoir, dans un train se déplaçant à vitesse constante, si nous sommes au repos ou non).
La révolution scientifique se parachève avec Newton, dont la théorie mécanique et gravitationnelle, bâtie grâce aux travaux préliminaires de Descartes et Galilée, permet d'unifier le mouvement des astres et celui des corps sur terre en quelques principes (le principe d'inertie et la notion de force expliquant le changement du mouvement). La chute des corps et le mouvement circulaire des astres trouvent une explication commune au sein d'une théorie unique au lieu d'explications distinctes. Contrairement à la physique d'Aristote, la théorie de Newton n'est plus qualitative, mais géométrique et fait appel à des concepts mathématiques récemment développés, comme le calcul différentiel, développés par Newton lui même et par Leibniz. Cette théorie s’avérera extrêmement fructueuse : c'est le début de la science moderne. Science et philosophie prennent leur indépendance de l'autorité religieuse.
La nouvelle méthode scientifique
Pourquoi la révolution scientifique fut-elle si importante et fondatrice pour la philosophie des lumières ? Pas seulement de par la nouvelle vision du monde, plus fructueuse, qu'elle propose, mais aussi parce qu'elle remet en cause les dogmes de l'époque, ce qui amena un certain nombre de philosophes à se questionner sur la façon dont on peut acquérir et justifier la connaissance. Leurs réflexions sa caractérise par un optimise envers le pouvoir de la raison, de la science expérimentale et de l'esprit critique contre le dogmatisme.
Pour Aristote, l'édifice de la connaissance doit forcément reposer sur des principes premiers, métaphysiques, qui sont comme les fondations d'une architecture, et desquels on peut déduire l'ensemble de nos connaissances. Ceux-ci sont connus sur la base de de l'observation : en observant des choses particulières nous sommes capable d'inférer des principes généraux, comme par exemple l'idée que le mouvement circulaire est un mouvement fondamental dans la nature. Nous voyons le général dans le particulier. A la source de la connaissance on trouve donc trois éléments essentiels qui restent centraux en épistémologie : l'observation, l'induction (du particulier au général) et la déduction (du général au particulier).
Le problème est que les principes premiers qu'Aristote proposait ont plus ou moins été érigés en dogme par les philosophes scolastiques au moyen age. Ces derniers pratiquaient une philosophie très spéculative, discutant à coups d'arguments logiques rigoureux les points métaphysiques ou théologiques les plus déconnectées de l'expérience concrète, par exemple sur l'immatérialité des anges. Quand la scolastique et la physique d'Aristote se sont trouvées ébranlées par les nouvelles théories scientifiques, et notamment l'héliocentrisme de Copernic, certains y virent l'occasion de faire table rase, accusant les philosophes scolastiques de couper les cheveux en quatre sur la base de vaines spéculations.
C'est le cas par exemple de Bacon, pour qui ces "principes premiers" qu'Aristote pensait pouvoir induire de l'observation pourraient n'être que des généralisations abusives issues de préconceptions, de préférences subjectives, ou d'une inadaptation de notre langage. Pour Bacon, il faut se défaire de ces "idoles" qui nous font faire fausse route : il préconise de fonder la connaissance de manière plus méthodiquement liée à l'observation à travers sa "nouvelle méthode scientifique". Bacon est en ce sens le fondateur de l'empirisme : l'idée que la connaissance ne peut provenir que de l'expérience, de l'observation rigoureuse, et, incidemment, que les généralisations sont toujours douteuses.
Descartes aussi se démarque de la scolastique : s'il ne nie pas l'existence de principes premiers, ceux-ci ne peuvent, contrairement à ce qu'affirme Aristote, dériver de l'observation, puisqu'il est parfaitement possible de douter de toutes nos observations. Descartes propose une méthode de doute systématique : les seules vérités premières doivent être des vérités indubitables, des évidences connues par la raison pure de manière indépendante de l'expérience (on peut penser par exemple aux évidences mathématiques, même si Descartes envisagera de douter même de celles-ci). Or ce n'est pas le cas des principes premiers d'Aristote. Non que l'observation ne joue aucun rôle, mais elle sert plutôt, une fois les fondements de la connaissance acquis de manière rationnelle, à tester différentes hypothèses particulières.
Enfin Newton prétendra avoir dérivé sa théorie de l'observation sans présupposer de principes premiers : il s'agit selon lui de poser des hypothèses permettant de généraliser les phénomènes qu'il faut ensuite vérifier en ayant recours à l'expérience.
Dans chaque cas il s'agit de remettre en question l'idée qu'on accéderait à l'essence des choses par la simple observation d'objets particuliers--qu'en observant un tigre nous ayons accès à ce qui fait l'essence du tigre par exemple. Ceci semble supposer une mystérieuse intuition dont on voit mal ce qui la fonde. Mais il existe un point de désaccord crucial qui constituera l'un des principaux clivages de la philosophie des lumières, et qui concerne la possibilité d'acquérir une connaissance de principes premiers par le simple usage de la raison.
Pour les uns, les rationalistes, c'est parfaitement possible. Ainsi des auteurs comme Leibniz ou Spinoza proposeront des systèmes métaphysiques rationnels fondés sur de tels principes premiers : par exemple chez Leibniz, le principe de raison suffisante, suivant lequel toute chose doit se produire ou exister pour une raison déterminante, ou encore le principe d'identité des indiscernables suivant lequel deux choses indiscernables sont nécessairement identiques. De même certains principes rationalistes amèneront Spinoza à identifier Dieu et la nature (ce qui influencera le naturalisme et l'athéisme caractéristique de la philosophie des lumières) et à défendre le déterminisme ou encore l'absence de libre arbitre ou de finalité dans la nature. D'autres enfin tenteront de fonder la moralité sur la raison ou de construire des systèmes politiques rationnels.
En opposition aux rationalistes qui construisent de grand systèmes métaphysiques abstraits se développe en Écosse le mouvement empiriste inspiré par Bacon. Pour les empiristes, toute connaissance est nécessairement issue de l'expérience. Non que la raison soit sans importance, mais pour eux le raisonnement ne consiste qu'en des relations d'idées. Il s'agit d'analyser nos concepts et les rapports qu'ils entretiennent, mais ces derniers trouvent leur origine ultime dans l'expérience. Ces positions amènent une certaine suspicion envers la métaphysique, aussi bien celle des scolastiques que celle des rationalistes : pour les empiristes, contrairement aux rationalistes, nous ne pouvons avoir accès à des vérités générales d'ordre métaphysique par le seul usage de la raison. Tout se ramène à l'expérience.
L'empirisme écossais
Une des premières figures importante de l'empirisme écossais est le philosophe du 17ème siècle Locke, qui, dans son essai sur l'entendement humain, se questionne sur les limites de la connaissance. Locke considère l'esprit comme une page blanche qui se remplit au fil de nos expériences. Pour lui rien n'est inné : nos sensations issues du monde extérieur nous permettent d'acquérir des idées simples, ensuite combinées en idées complexes, puis l'établissement de relations entre ces idées nous permet d'aboutir à des idées abstraites.
Un aspect important de la philosophie de Locke et du mouvement empiriste en général est que nous ne percevons pas le monde directement tel qu'il est, mais de manière médiate par l'intermédiaire de nos sens. Ce que nous percevons, ce sont des impressions, des données des sens, causées par une réalité inaccessible. Contrairement à Aristote, il ne pense donc pas que nous pouvons connaître l'essence des choses réelles par la simple observation. Par exemple toute classification (comme le regroupement d'animaux en espèces) relève pour Locke de l'utilité pratique plutôt que d'une perception de catégories réelles comme le pensait Aristote.
L'idée empiriste que nous accédons à la réalité de manière médiate amène un certain scepticisme envers nos représentations qui peut être poussé très loin. Après tout si nous n'accédons pas directement à la réalité, comment savoir que les objets que nous percevons correspondent réellement à nos représentations ? Berkeley ira jusqu'à envisager que seules les idées et les représentations existent : il n'y a pas de réalité au delà. On appelle cette position l'idéalisme. Berkeley explique la cohérence de nos perceptions et la persistance des objets par le fait que Dieu continuerait de les observer même quand nous avons le dos tourné...
Enfin la figure sans doute la plus importante de l'empirisme écossais est, au 18ème siècle, Hume. Dans la lignée de Locke, Hume distingue deux formes de propositions : les idées correspondant à des faits (nos observations, nos émotions), et les relations d'idées qui correspondent au raisonnement. Il s'oppose directement aux rationalistes en considérant que la raison n'est pas une source de connaissance à proprement parler, mais ne fait que relier nos idées. Comment en effet pourrions nous connaître la nature fondamentale du monde quand nous n'y avons accès que par l'intermédiaire de nos sens ?
Pour Hume, le raisonnement logique nous permet d'analyser la signification de nos concepts, donc de relier les concepts entre eux (par exemple en affirmant que "le rouge est une couleur", on relie par l'analyse les concepts de rouge et de couleur), mais tout ceci ne nous apprend rien sur le monde, uniquement sur notre langage et nos concepts. Il en va de même pour les mathématiques : les théorèmes, comme le théorème de Pythagore, ne seraient pas vraiment une connaissance de vérités indubitables connues sans recours à l'expérience, ce ne seraient que des relations entre idées... L'intuition rationnelle qu'invoquent les rationalistes, qui nous feraient saisir certaines choses comme indubitablement vraies sans besoin de l'expérience, ne serait pas une source de connaissance valide, et au fond, toute métaphysique serait douteuse.
Sur la base de ces positions, Hume ira jusqu'à remettre en question l'idée qu'il existe une causalité dans le monde : l'idée qu'il existe des rapports de cause à effet ne serait qu'une habitude de l'esprit qui nous fait relier certains phénomènes parce qu'il se trouve qu'ils se succèdent systématiquement dans le temps dans notre expérience. De même les lois de la nature établies par les sciences ne seraient que des façons commodes de décrire les régularités que nous avons observé jusqu'ici. Y voir des rapports de nécessité entre causes et effets serait une erreur : de tels liens de nécessité ne nous sont jamais donnés dans l'expérience. Au fond ce qui existe réellement, ce n'est qu'une mosaïque de faits particuliers sans rapports entre eux, le reste (les lois, les rapports de cause à effet) n'est que "dans la tête"...
Autrement dit Hume n'accepte pas que l'induction puisse être source de connaissance. De l'observation de faits particuliers il est impossible de connaître une loi générale, encore moins une loi de nécessité. Nous voyons le soleil se lever chaque matin, et anticipons le fait qu'il se lèvera encore demain, mais ce n'est rien de plus que cela : une anticipation sur la base d'une habitude acquise. Il s'agit d'un scepticisme assez radical, et d'aucuns y verront une réduction par l'absurde : l'empirisme ne peut être le fin mot de l'histoire s'il mène à un scepticisme si radical et condamne toute forme de connaissance...
Et puis on peut faire différentes critiques aux idées empiristes. L'idée que la causalité soit simplement basée sur la succession est un peu simpliste (par exemple, à chacune de mes respirations en succède une autre, mais je n'en infère pas une loi générale puisque je sais que mes respirations s'arrêteront un jour, et parfois au contraire il me suffit d'une seule observation pour inférer un rapport de cause à effet). La possibilité même d'acquérir une habitude sur la base d'observations régulières suppose que nous disposons d'une mémoire fiable, mais nos observations ne nous renseignent pas sur la fiabilité de notre mémoire. L'idée que toute connaissance provient ultimement des données sensibles est elle-même dérivée d'une connaissance : du fait que nous sommes des organismes dotés d'organes sensorielles... Autrement dit il semble que nous ayons besoin d'un minimum d'induction à un moment ou à un autre, de postulats ou de principes régulateurs, sauf à être entièrement nihiliste. Enfin dans le cas des mathématiques, on pourrait douter que les théorèmes ne soient qu'une connaissance de nos propres concepts : ne peut-on être surpris du résultat d'une démonstration ?
La synthèse de Kant
D'un côté, les rationalistes invoquent une intuition rationnelle qui peut paraître un peu mystérieuse, et qu'il est difficile de justifier. D'un autre côté, l'empirisme pur conduit à un scepticisme radical qui menace de faire s'effondrer tout l'édifice de la connaissance. Les avancées scientifiques remettent aussi en cause les idées de moralité et de liberté, auxquels les philosophes des lumières restent attachés (notamment dans le domaine de la philosophie politique, qu'ils tentent de fonder sur des principes rationnels) : si le monde n'est que particules en mouvement, régies par des lois déterministes, quelle place reste-t-il pour la liberté humaine ? On peut dire qu'à cette époque, la philosophie des lumières résolument optimiste envers le pouvoir de la raison est en crise, puisque la raison ne parvient pas à se justifier elle-même et, se retournant contre elle-même, risque de nous mener droit au nihilisme.
Kant tentera de surmonter cette crise en proposant une manière de concilier ces deux approches, empiristes et rationaliste : dans sa "critique de la raison pure", il tentera de rénover la métaphysique après les critiques dévastatrices de Hume qui l'ont, de son propre aveu, réveillé de son sommeil dogmatique.
Tout comme Hume, il distingue les propositions sur le monde, qu'il appelle synthétiques, et les propositions qui ne sont que des relations d'idées, des rapports entre concepts ou une explicitation de ceux-ci, qu'il appelle analytique. On peut alors dire que la thèse empiriste revient à affirmer que tout ce qui est synthétique (tout ce qui est de l'ordre de la connaissance du monde) est connu par expérience, et seul ce qui est analytique (l'explicitation de nos concepts) peut être connu a priori, sans recours à l'expérience.
Kant va défendre l'idée, comme les rationalistes et contrairement aux empiristes, que certaines vérités synthétiques sont connues sans recours à l'expérience. On parle dans le jargon de "synthétique a priori". Mais il s'agit pour Kant de vérités bien particulières : celles-ci ne concernent pas une réalité inaccessible, elles concernent les conditions mêmes de l'expérience.
Nous ne pourrions acquérir une connaissance du monde si nous n'avions pas au préalable une intuition de l'espace nous permettant de situer les phénomènes, ou encore une conception de la causalité qui nous permette de les relier entre eux. Pour Kant, la géométrie ou encore le principe de causalité sont ce qui donne sa forme à l'expérience. Ce sont, disons, des cadres imposés par notre esprit qui permettent d'ordonner les phénomènes en une représentation du monde cohérente. Nos représentations ne sont pas une réception passive de données comme le pensaient les empiristes, ce sont des constructions sur la base de ces sensations, et des concepts et intuitions a priori qui leur donnent forme.
Il ne peut y avoir, en somme, d'expérience du monde sans un sujet qui impose une forme aux phénomènes : il s'agit, pour Kant, d'opérer une "révolution copernicienne" qui replace le sujet (et non le monde) au centre de la connaissance, relativisant toute représentation au sujet (à la manière dont le géocentrisme s'est avéré être une illusion relative à notre point de vue particulier).
Ceci permet de sortir de la crise de la philosophie des lumières. Il n'y a plus de contradiction entre liberté et déterminisme par exemple, dans la mesure où le déterminisme ne concerne pas la réalité inaccessible telle qu'elle est mais uniquement la forme a priori de nos représentations scientifiques.
Ces "cadres" permettant de mettre en forme l'expérience peuvent être connus par intuition rationnelle pure, simplement en réfléchissant non sur le contenu de notre expérience, mais sur le fait de l'expérience elle-même, sur sa forme, ou encore sur les conditions de possibilité de cette expérience. Il s'agit donc bien d'une connaissance a priori (indépendante d'expériences particulières). Mais il ne s'agit pas de vérités triviales ou de simples relations d'idées comme le pensaient les empiristes : il s'agit de synthétique a priori.
Voilà donc une manière intéressante de synthétiser l'empirisme et le rationalisme qui connaîtra une influence énorme, encore jusqu'à aujourd'hui. Ce n'est pas forcément le fin mot de l'histoire cependant. La philosophie de Kant est très fortement liée à la physique de Newton. Il pense par exemple que la géométrie euclidienne utilisée dans cette physique relève du synthétique a priori, qu'il s'agit d'un cadre nécessaire de nos représentations, mais les développements de la physique notamment relativiste montreront que les géométries non euclidiennes sont finalement de meilleures descriptions de l'espace physique pour les sciences... Par ailleurs, d'autres travaux importants sur les fondements des mathématiques et de la logique, au 19ème et 20ème siècle, amèneront certains à envisager les théories mathématiques de manière différente, comme des systèmes d'axiomes qu'on adopte par convention. Tout ceci donnera lieu à un renouvellement des idées empiristes dans la première moitié du 20ème siècle (le mouvement de l'empirisme logique, qui sera lui même critiqué ensuite, donnant lieu à un renouveau de la métaphysique...).
Reste que ces débats sur les fondements de la connaissance scientifique, s'ils se poursuivent encore aujourd'hui de manière plus approfondie, ont été fondateurs en philosophie (comme l'attestent les nombreux liens de cet article vers d'autres articles du blog).
Conclusion
La philosophie des lumières hérite directement de la révolution scientifique. Même s'ils ont des désaccords sur les fondements de la connaissance, rationalistes comme empiristes ont ceci de commun qu'ils mettent l'emphase sur l'importance de la connaissance scientifique et de l'expérimentation, sur l'utilisation du doute et de la raison contre le dogmatisme. Ce sont ces aspects qui ont permit l'émancipation de la philosophie et des sciences vis à vis de l'autorité religieuse, et ceci a eut des conséquences bien au delà du monde intellectuel ou des sciences : la plupart d'entre nous vivons aujourd'hui dans des systèmes politiques et juridiques inspirés de la philosophie politique de cette époque. Ceux-ci ne sont peut-être pas parfaits, mais nous ne devrions pas oublier la dette que nous avons envers les principes méthodologiques (esprit critique et emphase sur l'expérience) qui leur ont permis de voire le jour. A mon humble avis, en ces temps où la place de la science et de la religion dans la société sont souvent questionnés (peut-être parfois à juste titre, mais aussi parfois de manière irrationnelle) et où la réaction émotionnelle prend parfois le dessus sur la réflexion, il peut être bon de se souvenir de cette dette et de promouvoir l'esprit progressiste et critique hérité du siècle des lumières.
Excellent article.
RépondreSupprimerIl synthétise en quelques pages, une histoire de la philosophie des sciences de plusieurs siècles, et avec un langage très compréhensible.
Merci pour cette initiative.
Ali Chelbi- Tunis
Merci !
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