Nous avons abordé dans le dernier billet le projet de l'empirisme logique, qu'on peut qualifier de un projet scientiste. L'idée est que toutes nos affirmations, que ce soient des jugements moraux, esthétiques, ou bien des affirmations métaphysiques, doivent pouvoir se ramener d'une manière ou d'une autre à des affirmations scientifiquement vérifiables, associées à des observations directes -- dans le cas contraire, ce sont des affirmations dénuées de sens. Les seuls affirmations qui échappent à cette réduction sont purement syntaxiques : ce sont les affirmations de la logique et des mathématiques, mais ces affirmation ne parlent pas vraiment du monde, elles ne concernent que la forme de notre langage.
Nous avons vu un premier type de raisons de penser que ce projet ne peut pas aboutir, qui est qu'il ne peut exister de base solide, purement observable, pour réduire l'ensemble du langage. Une distinction stricte entre langage d'observation et langage théorique est douteuse, et l'idée que toute connaissance se ramène à des données sensibles est un mythe.
Mais il existe un deuxième type de difficultés pour les thèses de l'empirisme logique, liées à la vérification. C'est ce que nous allons voir aujourd'hui.
Le holisme de la confirmation
Tout d'abord, observons que les notions de vérité et de signification sont un peu des sœurs jumelles (toutes deux concernent le rapport de notre langage au monde). Les empiristes associaient ces deux notions à travers une théorie vérificationniste de la signification. Pour savoir ce qu'un terme ou un énoncé signifie, il suffit de savoir quelles sont ses conditions d'application ou de vérification : qu'est-ce qui dans le monde rend cet énoncé vrai ou faux ? Ils pensaient que notre vocabulaire était doté de significations univoques qu'il est possible d'élucider par l'analyse à partir de ce principe.
Pour que cette idée soit applicable, encore faut-il qu'un énoncé puisse vraiment être vérifié de manière univoque.
Or certains philosophes, notamment Duhem, avaient remarqué déjà au 19ème siècle qu'une hypothèse scientifique n'est jamais testée isolément (c'est ce qu'on appelle, dans le jargon, le "holisme de la confirmation") : il y a toujours un certain nombre d'hypothèses auxiliaires qui l'accompagnent. Par exemple, on suppose que nos appareils de mesures fonctionnent correctement (ce qui peut impliquer d'admettre d'autres théories : quand on mesure la température à l'aide d'un thermomètre, on s'appuie sur la loi de dilatation du mercure). On suppose également qu'il n'y a aucun effet inconnu qui entre en jeu dans une expérience, comme la couleur de cheveux de l'expérimentateur, ou de manière encore plus radicale, on suppose qu'on n'est généralement pas victime d'hallucinations. Enfin, généralement, plusieurs lois ou principes d'une théorie sont utilisés conjointement lors d'un test expérimental de cette théorie.
Il s'ensuit que quand une hypothèse semble être contredite par une expérience, on a toujours le choix : on peut simplement la rejeter, mais on dispose également de tout un ensemble de moyens de "sauver" cette hypothèse. Par exemple, on peut poser une hypothèse ad-hoc : on supposera un effet inconnu qui vient interférer avec notre expérience, dans le seul but d'expliquer pourquoi le résultat attendu n'est pas observé. Ou on peut penser qu'on a fait une erreur quelque part, que nos appareils de mesure ne fonctionnent pas, que les théories qui les sous-tendent ne sont pas si fiables dans ce contexte ou qu'on a fait un présupposé malheureux. Mais alors est-on capable de réellement savoir ce qui "rend vrai" nos énoncés ? Est-ce qu'il n'existent pas toujours plusieurs ensembles d'hypothèses alternatives qui, prises ensembles, rendent aussi bien compte des mêmes faits mais de manière totalement différente ? C'est ce qu'on appelle, dans le jargon, la sous-détermination des théories par l'expérience. La sous-détermination est assez directement liée aux problèmes de réduction que nous avons évoqué dans le dernier billet. Dans la mesure où un concept théorique n'est jamais strictement définissable en termes d'observations, il y aura généralement plusieurs explications théoriques possibles à un même ensemble d'observations : alors comment savoir laquelle est la bonne ?
On peut objecter qu'en pratique les scientifiques arrivent à se décider assez facilement sur les hypothèses à conserver ou à rejeter. Duhem lui même évoquait le "bon sens" des scientifiques. Ce bon sens peut se traduire en différents critères : la simplicité des théories, leur fructuosité, leur pouvoir explicatif, ou bien un certain conservatisme (on va éviter de réviser l'ensemble de nos connaissances suite à une expérience récalcitrante). Mais voilà : ces critères on beau paraître rationnels, ils n'ont pas forcément de lien avec la vérification empirique au sens stricte (une autre question qui nous intéressera peut-être dans un futur article, qui a trait plutôt à la question du réalisme scientifique, est celle-ci : qu'est-ce qui nous prouvent que ces critères nous permettent effectivement d'atteindre la vérité ? Mais laissons la de côté pour l'instant).
On peut montrer que cette inquiétude n'est pas une simple lubie de philosophes en l'illustrant à travers un exemple. Au 19ème siècle, deux théories concurrentes s'affrontaient pour expliquer les phénomènes de réflexion et de réfraction de la lumière (le fait qu'un miroir réfléchisse la lumière et qu'un bâton apparaisse brisé dans l'eau). La théorie corpusculaire était préférée, parce qu'elle reposait sur la mécanique Newtonnienne. Cependant ces deux théories prédisent des vitesses différentes pour la lumière dans l'eau et dans l'air, et sur cette base, on a pu rejeter la théorie corpusculaire au profit de la théorie ondulatoire.
Mais pour autant, est-ce que l'hypothèse que la lumière est constituée de corpuscules n'aurait pas pu être "sauvée" ? Certainement, puisqu'aujourd'hui on considère que la lumière est composée de corpuscules, les photons. Ce n'est donc pas l'affirmation "la lumière est corpusculaire" qui a été réfutée par l'expérience, mais tout un ensemble d'hypothèses au sein d'une théorie, qui ont été réfutées "en bloc".
L'indissociabilité des composantes linguistiques et factuelles de nos représentations
Or selon le philosophe Quine, le holisme de la confirmation induit un holisme de la signification : le fait que des hypothèses scientifiques ne soient jamais vraiment vérifiées de manière isolées mais "en bloc" met en péril l'idée que les termes de notre langage possède une signification univoque. On ne peut en tout cas associer aux termes du langage des critères de vérification strictes. Ils forment plutôt un tout cohérent, une toile de concepts qui sont confrontés ensemble dès que nous faisons une expérience. Pour Quine, c'est finalement l'ensemble de notre représentation du monde que nous engageons lors d'une expérience. Nous engageons aussi bien telle ou telle hypothèse particulière que les principes abstraits de la théorie, certaines "définitions", ou bien certains présupposés méthodologiques, et même, pourquoi pas, les mathématiques et la logique. Lors d'une expérience contradictoire, nous avons toujours le choix : on peut réviser la théorie en profondeur ou bien seulement réviser une hypothèse annexe, et ce choix est avant tout pragmatique.
Mais alors, pour Quine, on ne peut plus réellement distinguer les composantes factuelles et linguistiques du langage.
Pour illustrer ceci, prenons l'exemple célèbre de Popper "tous les cygnes sont blancs". Si je vois un cygne noir et qu'un ami persiste à affirmer que les cygnes sont blancs, je peux penser qu'il se trompe sur les faits (ou que moi je me trompe : le cygne serait peint en noir). Mais je peux aussi penser que mon ami n'attribue pas la même signification au mot "cygne" ou au mot "noir". Il est impossible de savoir en général si c'est l'aspect linguistique (la signification des mots) ou factuel qui est en jeu lors d'une vérification expérimentale : les deux sont indissociables.
Si le choix semble vite fait quand il s'agit de cygnes (affirmer qu'on n'a pas la même définition de cygne serait faire montre d'une mauvaise foi crasse), le choix peut être plus complexe quand il s'agit de départager des hypothèses très éloignées de l'expérience, des principes plus abstraits (l'atomisme, le déterminisme, la causalité...). Ce d'autant plus que notre usage de la langue ne repose quasiment jamais sur des définitions explicites : les définitions sont plutôt construites a posteriori pour refléter ou clarifier l'usage, et elles sont toujours susceptibles d'être révisées et approfondies.
Distinguer théories et définitions est loin d'être facile, et on peut parfois être tenté de concevoir les théories scientifiques comme rien de plus que des définitions implicites des concepts qu'elles utilisent. Par exemple : la loi de conservation de l'énergie est-elle réellement une loi empirique, ou bien est-ce une définition du mot "énergie" comme "la quantité, quelle qu'elle soit, qui se conserve au cours du temps", associée à un principe méthodologique qui consiste à extraire une telle quantité de nos observations empiriques et de nos théories ? Si la loi de conservation de l'énergie venait à être infirmée, il est possible qu'un débat scientifique opposerait ceux qui souhaitent réviser la définition du terme "énergie", ceux qui souhaitent réviser sa loi de conservation, ou ceux qui préfèrent émettre des hypothèses ad-hoc pour "sauver" cette loi (on observe fréquemment ce type de débats). Le choix serait bien plus pragmatique qu'empirique, au moins pour les deux premières solutions, et c'est l'histoire qui finalement déciderait de la solution qui s'avère la plus simple et efficace pour appréhender la réalité.
Pour Quine, le holisme de la confirmation touche même à la logique et aux mathématiques. Au fond on pourrait en principe réviser les mathématiques ou la logique face à une expérience récalcitrante. Si on ne le fait pas c'est que l'impact sur notre représentation du monde serait gigantesque : il faudrait tout revoir ! Mais après tout l'idée que l'espace est euclidien a été révisé avec la théorie de la relativité, et certains ont proposé de réviser les principes logiques comme le tiers-exclu (une proposition est soit vraie, soit fausse) face aux bizarreries de la mécanique quantique. D'ailleurs certains logiciens pense qu'adopter de telles logiques alternatives revient finalement à attribuer une signification différente à la notion de vérité... On voit de nouveau que le rapport entre théorie et signification est finalement assez intriqué.
La continuité entre science et philosophie
On se souvient que les empiristes logiques voulaient distinguer nettement ce qui relève de la science (la production d'énoncés vérifiables) et ce qui relève de la philosophie (l'analyse des signification de nos énoncés). Mais à en croire Quine il n'y aurait pas de distinction si tranchée entre ces deux activités, et on peut penser, en effet, qu'un certains nombres de discussions scientifiques se situent à l'interface entre les deux : il s'agit de se doter des concepts adéquats pour appréhender la réalité. Il s'agit d'un travail à la fois conceptuel et spéculatif ou empirique. Finalement la question de la vérification elle-même se décide de l'intérieur de nos représentations : elle peut, elle aussi, être l'objet d'une enquête scientifique.
Les thèses de Quine, bien que très influentes, ne sont pas acceptées par tous (Laudan par exemple pense que la sous-détermination des théories par l'expérience est généralement exagérée, et d'autres approches tentent de restaurer une distinction entre les composantes linguistiques et factuelles du langage).
Cependant on peut retenir de tout ça qu'il existe a priori une certaine continuité entre science et philosophie. Les sciences reposent sur des principes métaphysiques ou méthodologiques qui ne sont pas simplement vérifiables, mais sont plutôt des choix dans la manière d'appréhender la réalité : l'adoption d'un cadre fructueux. Ces choix, comme la façon dont nous révisons nos croyances face aux expériences, sont d'ordre pragmatique et en pratique, on les juge par leur efficacité générale plutôt que par simple vérification expérimentale. Il n'y a pas de science sans un bagage métaphysique. Mais il n'y a pas non plus de métaphysique qui soit foncièrement déconnectée de l'expérience. Au fond, nous sommes tous dans le même bateau.
Ce qui nous ramène à notre question initiale : est-ce que la science peut répondre à toutes les questions, métaphysiques, morales et autres ?
On voit bien qu'on risque d'avoir des difficultés à réduire un jugement de valeur moral à des choses strictement observables. Mais ne pourrait-on pas imaginer des "modèles scientifiques" qui s'appliquent à l'éthique et qui nous permettent de faire des jugements moraux objectifs ? Ou bien des modèles de Dieu qu'on pourra tester empiriquement pour savoir si Dieu existe ? C'est peut-être en un sens ce que cherchent à faire la philosophie morale (avec des "modèles" utilitaristes par exemple) et la théologie, et on pourrait peut-être juger dans l'avenir ces modèles de manière pragmatique, à leur fructuosité et leur efficacité. Il n'y a là rien d'exclu, mais on peut être sûr que de tels modèles reposerons nécessairement sur de forts présupposés pratiquement invérifiables, associés aux significations de "Dieu", "bien" et "mal", qui pourront toujours être discutés.
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