dimanche 9 février 2014

Scientisme et empirisme

La science permettra-t-elle un jour de répondre à toutes nos questions ?

Pas seulement les questions purement matérielles, portant sur tel ou tel phénomène particulier, mais aussi toutes nos questions métaphysiques, morales, esthétiques, tout ce qui relève du domaine de l'humain : l'existence de Dieu, le meilleur système politique possible, la valeur d'une œuvre d'art, le sens de l'existence, etc. Est-ce que toute forme de connaissance pourrait, en principe, être scientifique (c'est à dire systématique, objective et expérimentale) ?

Ou bien plus généralement, est-ce qu'une connaissance n'a de valeur que si elle est scientifique, le reste pouvant être assimilé à de la "poésie", c'est à dire à quelque chose qui peut avoir un intérêt émotionnel pour telle ou telle personne, mais qui n'a aucun intérêt vis-à-vis de la vérité ?

Universum

On qualifie généralement ceux qui répondent par l'affirmative à ces questions de "scientistes", et c'est aujourd'hui un terme plutôt péjoratif. Sous certains aspects, certaines "vedettes" de la blogosphère américaines, et notamment des militants athées comme Richard Dawkins, Sam Harris ou Jerry Coyne, peuvent être qualifiés de scientistes quand ils prétendent par exemple que la science réfute l'existence de Dieu, celle du libre arbitre, ou encore que les questions morales peuvent se réduire à des questions scientifiques.

Mais la plupart des philosophes rejettent le scientisme. Dans cet article, on va essayer de comprendre pourquoi.

Le scientisme

Le premier problème évident, c'est que la question de savoir si toutes les questions peuvent se résoudre scientifiquement n'est pas elle-même une question scientifique -- ou bien il s'agirait d'une pétition de principe. C'est donc une question philosophique.

Mais tout ça ne nous dit pas pourquoi la réponse devrait être forcément négative.

Le scientisme, a la base, n'est pas une idée si absurde que ça : après tout, si une question est sensée, est-ce que ça ne signifie pas qu'elle devrait pouvoir être confrontée à l'expérience d'une manière ou d'une autre ? S'il y a une différence entre répondre "oui" ou "non" à une question, cette différence doit, au bout d'un moment, se traduire concrètement par des faits objectifs, vérifiables (c'est ce qu'exprime l'idée de Wittgenstein que comprendre le sens d'un énoncé revient à connaître ses conditions de vérité). Et donc s'il est vraiment impossible de trouver une réponse objective à une question, de savoir ce qui rend cette réponse vraie ou fausse dans le monde, c'est peut-être que la question n'a aucun sens, qu'elle est mal formulée, ou que la réponse qu'on choisit de lui donner est arbitraire et n'a rien à voir avec la vérité...

Ce point de vue assez intuitif a en fait été développé de manière très minutieuse par un mouvement de pensée très influent au 20ème, dont on peut dire qu'il a fondé la philosophie des sciences contemporaine (notamment à travers les débats qu'il a suscité) : l'empirisme logique.

Le mouvement a débuté en Allemagne et en Autriche, notamment autour du "cercle de Vienne" qui réunissait scientifiques, philosophes et mathématiciens, et dont les figures les plus influentes sont Rudolf Carnap, Moritz Schlick, Otto Neurath et Alfred Ayer. C'est un mouvement qui hérite principalement de l'empirisme classique (l'idée que toute connaissance est issue de l'expérience) et du logicisme (l'idée que le langage peut être analysée logiquement, qui a connu un essor important à l'époque suite aux travaux sur les fondements de la logique et des mathématiques par Frege, Russell et d'autres). D'où son nom : l'empirisme logique...

Wien Burgtheater um 1900
Si aujourd'hui la plupart des philosophes des sciences rejettent le scientisme, c'est en grande partie parce qu'on considère que le projet de l'empirisme logique fut un échec. Pour bien comprendre pourquoi toute connaissance ne se réduit pas à une connaissance scientifique (et incidemment pourquoi, en général, la métaphysique n'est pas à jeter aux orties), le mieux est donc de s'intéresser à l'empirisme logique et aux éléments qui ont conduit à l'abandonner. Je vous en propose dans ce billet un petit résumé.

L'empirisme logique

On peut résumer les thèses de l'empirisme logique comme ceci :

Dans le langage, certains termes correspondent à des choses directement observables, et d'autres non (par exemple les termes théoriques des sciences). Mais par l'analyse logique et conceptuelle, il doit être possible en principe de réduire n'importe quelle phrase à une structure logique complexe qui est basée uniquement sur des "termes atomiques" qui correspondent à des choses directement observables. Le travail de la philosophie est justement d'effectuer cette réduction, d'élucider les significations des termes du langage courant pour en dégager la structure logique, pour les ramener à des choses directement observables, et donc vérifiables.

Pour les empiristes logiques, les seuls énoncés qui ne se ramènent par réellement à des choses observables, qui peuvent être connus comme vrais ou faux sans avoir recours à l'expérience, ce sont des énoncés qui ne parlent pas du monde mais du langage lui même. On y trouve en particulier les énoncés de la logique, des mathématiques, ou encore certains énoncés purement conceptuels comme "le rouge est une couleur" ou "les célibataires ne sont pas mariés".

A l'inverse d'un énoncé factuel dont on peut concevoir qu'il pourrait être vrai ou faux suivant la situation, les énoncés de cette catégorie, s'ils sont vrais ou faux, ne le sont que par définition, par convention (et il est donc inconcevable qu'il en soit autrement) : ce sont des tautologies ou des contradictions. Par exemple, un théorème mathématique n'est vrai que parce qu'on a accepté par convention les axiomes qui permettent de le démontrer. Dans le jargon philosophique, on parle d'énoncé analytique (vrai ou faux en vertu de sa signification uniquement) par opposition aux énoncés synthétiques (vrais ou faux en vertu du monde).

L'idée est donc qu'au final on puisse réduire l'ensemble des affirmations à des énoncés soit vérifiables, soit conventionnels.

La scuola di Atene

Si on parvenait à mener à bien ce projet, il est probable que la plupart des grandes controverses métaphysiques s'avéreraient dénuées de sens : elles seraient basées sur des erreurs grammaticales, des ambiguïtés du langage qui ne résistent pas à l'examen. Pour les empiristes, le but de la philosophie n'est pas de produire de grandes doctrines sur la nature du monde, uniquement de clarifier le langage pour réduire tous nos problèmes à des problèmes purement scientifiques... Les autres questions n'ont pas de sens.

Les empiristes logiques ne se sont pas contenté d'avancer ces thèses. Ils ont réellement tenté de réduire le langage à une structure logique ou d'analyser les problèmes philosophiques en les ramenant à un contenu factuel, et ce dans différents domaines (par exemple le behaviorisme en psychologie, qui veut ramener les états mentaux à des comportements observables, ou l'émotivisme en éthique qui ramène les jugements moraux ou esthétiques à une simple expression émotionnelle).

Il s'agit sans doute la forme la plus poussée et la plus cohérente de scientisme qu'on puisse imaginer, et même si il paraîtra beaucoup trop "réducteur" à certains, avouons que ce projet méritait d'être mené, ne serait-ce que pour voir où, exactement, ça ne fonctionne pas.

Pourquoi ça ne fonctionne pas ? Le problème de la réduction

Les problèmes sont multiples, mais on peut les ramener, en gros, à deux prémisses douteuses :

  • d'abord, l'idée qu'il existe une base purement observationnelle, indépendante des théories et autres concepts abstraits, et que l'ensemble de nos concepts dérivent, d'une manière ou d'une autre, de cette base (et donc qu'on puisse vérifier n'importe quel énoncé de manière isolée en le ramenant à cette base).
  • ensuite qu'il soit effectivement possible de distinguer clairement, dans un énoncé donné, ce qui se rapporte aux faits du monde extérieur et ce qui relève de la signification des termes, de conventions linguistiques ou de définitions (et donc qu'on puisse réduire ces énoncés par l'analyse)

Ces deux prémisses sont liées l'une à l'autre, elles se renforcent mutuellement. C'est ce que le philosophe Quine, qui était élève de Carnap, appellera, dans un article maintenant célèbre les "deux dogmes de l'empirisme". Dans cet article nous allons nous intéresser à la première prémisse, celle de la réduction à une base observationnelle. Je garde la seconde prémisse pour une prochaine fois...

Descartes diagram

Différentes propositions ont été faites concernant cette base de réduction, mais finalement aucune n'est satisfaisante.

On a d'abord envisagé de réduire les énoncés à des données des sens, à de pures sensations visuelles auditives ou tactiles, dans la lignée de l'empirisme classique de Hume. Les données des sens auraient ceci de particulier qu'elles seraient immédiates, et donc non sujettes à erreurs : même si je me trompe en croyant voir un chien dans le brouillard, je ne pourrais me tromper sur ce que mes sens me fournissent, une tâche dont la forme ressemble à celle d'un chien. Le problème pour cette théorie est qu'elle est un peu trop idéale. On peut juger que les données des sens sont une base bien trop pauvre pour fonder la connaissance, et il est même douteux qu'on puisse vraiment les décrire par le langage.

Quand nous rapportons des observations, nous ne décrivons jamais de pures données sensorielles. Par exemple nous ne parlons pas de "profils d'objets", bien qu'une seule face des objets nous soit présentée : nous parlons toujours d'objets complets. Ou bien quand on dit d'un objet qu'il est vert, ça ne veut pas dire qu'il nous parait vert : il se peut qu'une lumière artificielle nous le fasse voir jaune. On veut dire qu'il paraîtrait vert dans des conditions normales. Au final, il semble que quand nous voulons décrire nos sensations pures par le langage, nous employons des formules dérivées : on dira "cet objet semble jaune", c'est-à-dire qu'il ressemble à ce que serait un objet jaune dans des conditions normales. Tout ceci est lié à ce que Wilfried Sellars appelle le "mythe du donné" : il faut toujours déjà disposer de concepts au préalable pour faire des observations, il n'y a pas vraiment d'observations simples, "données" sans un schème conceptuel pour les recevoir, pour les décrire dans un langage et les transmettre à nos interlocuteurs.

On peut alors se reporter sur ce qui est directement observable pour le sens commun : les objets de la vie quotidienne. S'il existe un consensus, il se peut qu'on ait là une base suffisamment solide pour la connaissance. Les énoncés scientifiques, par exemple, se rapporteront à des protocoles expérimentaux en laboratoire~: le terme "électron" devrait être analysé par quelque chose comme "trace dans une chambre à bulle", ou par une description plus complète qui recense les manifestations directement observables des électrons et les manipulations associées. Ce type de projet, qu'on appelle opérationalisme, a été notamment proposé par le physicien Bridgman.

Laboratoire École polytechnique 2

Mais là aussi les choses s'avèrent plus compliquées. D'abord existe-t-il une distinction nette entre ce qui est directement observable ou ce qui ne l'est pas ? La transition semble plutôt graduelle : on peut utiliser une loupe, un microscope, un télescope... Certaines propriétés, comme la température, sont directement observables sans l'aide d'instruments suivant certaines conditions mais pas suivant d'autres (au delà d'une centaine de degrés, ça devient difficile). Et quand on utilise un thermomètre, notre observation est déjà basée sur la théorie de dilatation du mercure : il s'agit d'une observation indirecte qui s'appuie sur une théorie scientifique...

De manière générale, ramener une théorie scientifique à des observations directes amène à multiplier les concepts théoriques, puisqu'il existe des moyens d'accès multiples aux entités théoriques. Par exemple la longueur peut se mesurer à l'aide d'une règle graduée, d'une corde, d'un laser, d'un sonar ou de la triangulation... Et chaque nouvelle théorie scientifique nous offre de nouveaux moyens de faire des mesures, ou de considérer que nos moyens initiaux ne sont qu'approximatifs (la règle peut se dilater). Finalement la correspondance entre les différents moyens d'accéder à une grandeur théorique est elle-même découverte par l'expérience. Doit-on croire que notre concept de longueur évolue à chaque progrès technologique ? Voilà qui est problématique... Il faudrait donc, comme le proposait Bridgman, distinguer la longueur-sonar de la longueur-règle-graduée, et ainsi de suite.

Mais ceci semble aller à l'encontre du projet de la science de nous offrir des concepts qui s'appliquent systématiquement et unifient des phénomènes différents. C'est bien la capacité des théories à unifier des phénomènes divers qui fait leur force. Il faut donc se rendre à l'évidence : les concepts théoriques sont relativement autonomes vis-à-vis de la façon dont ils sont ensuite vérifiée ou confrontés à l'expérience. Le concept d'électron n'est pas réductible aux manipulations et manifestations qui peuvent lui être associées, mais a plutôt pour but d'expliquer ces manifestations.

Un autre problème semblable est lié aux dispositions. La plupart des propriétés théoriques semblent mieux analysables par des énoncés contre-factuels (de la forme "si ceci avait été le cas, alors il se serait produit ça"). Par exemple, la solubilité signifie que si l'on trempe un composé dans l'eau, il se dissout. Mais ça ne signifie pas pour autant qu'un composé qu'on ne trempe jamais dans l'eau n'est pas soluble : la solubilité est une propriété qu'on pense exister même quand elle n'est pas mesurée ou observée. De même pour la plupart des propriétés des sciences, comme la charge ou la masse.

Or si on veut appliquer une réduction strictement logique à ce type d'énoncés, on rencontre vite des problèmes : ces énoncés postulent toujours plus que ce qui est effectivement observé ou mesuré.

En somme, il est impossible d'assimiler un concept théorique à des éléments observables uniquement : ce n'est pas son rôle. Il s'agit plutôt d'une entité abstraite qu'on pense s'appliquer de manière plus ou moins systématique (et finalement qu'on suppose implicitement exister réellement dans le monde, plutôt que d'être un simple instrument pour faire des prédictions observables).

Tout au plus peut-on essayer d'établir des règles de correspondances entre nos observations et les propriétés théoriques, mais celles-ci seront toujours imprécises~: les observations scientifiques s'appuient sur un savoir-faire pratique, pas seulement sur des connaissances abstraites concernant la bonne façon d'appliquer une théorie...

En somme, il semble illusoire de vouloir définit l'ensemble de nos concepts en termes d'observation, et il semble impossible de définir une base solide qui puisse servir de fondement indubitable à la connaissance, dans la mesure où cette base est elle-même révisable quand notre connaissance théorique est modifiée (on peut remettre en cause d'anciennes observations à l'aulne d'une nouvelle théorie). Pour reprendre l'image de Neurath, nous sommes comme des marins qui remplacent les planches de leur bateau en pleine mer sans jamais avoir la possibilité de se mettre au sec pour le rebâtir de fond en comble. Tout ceci met en difficulté le programme de l'empirisme logique.

NaveGreca

A suivre...

Face à ces difficultés, un grand nombre de philosophe adoptent aujourd'hui une approche différente, moins abstraite et plus proche de la pratique scientifique. Ils ne considèrent pas qu'une théorie scientifique doive être assimilée à un ensemble d'énoncés sur le monde et de règles de correspondances, mais plutôt qu'elle correspond à une "classe de modèles". Par exemple en physique, un cadre mathématique (les lois) qui nous permet de définir des modèles mathématiques valides qu'on pense représenter directement certains aspects du monde. Ces modèles sont confrontés "en bloc" à la réalité expérimentale (en les faisant correspondre à des modèles de données) et non pas réduction systématique à des observations basiques.

Or c'est justement le fait que nos théories, nos représentations en général, soient confrontées "en bloc" à la réalité expérimentale qui peut nous amener à douter de la seconde prémisse de l'empirisme logique, à savoir l'idée qu'on puisse clairement distinguer composantes linguistiques et factuelles du langage, ou ce qui relève des significations, des définitions conventionnelles, et de la correspondance aux faits extérieurs, ou encore ce qui est du domaine de la philosophie et de la science. Au fond les deux seraient intrinsèquement liés, et il y aurait une continuité entre science et métaphysique, toute science reposant elle aussi sur des principes philosophiques ou méthodologiques, sur un cadre par nature invérifiable, mais néanmoins indirectement confronté à l'expérience chaque fois que nous utilisons une théorie.

C'est en tout cas ce que le philosophe Quine a défendu, mais je propose de reporter à un article futur le détail de ces arguments, et les problèmes de vérification en général. Nous pourrons alors définitivement (?) régler son compte à la question du scientisme.

4 commentaires:

  1. Bravo pour ce blog !

    Vraiment une bonne présentation de la nécessaire distinction scientisme/métaphysique.
    Autant, me semble-t-il, il serait absurde de s'opposer à la connaissance scientifique, autant la science doit admettre qu'il existe des questions métaphysiques qui reviennent à la philosophie. C'est le meilleur moyen de travailler ensemble à la connaissance.

    Longue vie à la vulgarisation philosophique Quentin !

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  2. Merci pour ce commentaire encourageant !
    Effectivement il serait absurde de penser que la science puisse supplanter la métaphysique, elles doivent plutôt s'informer l'une l'autre.
    Ceci dit j'ai tendance à penser qu'un des enseignements de ces débats est aussi qu'il n'existe pas de distinction franche entre les deux disciplines et qu'elles se recoupent partiellement. Difficile de dire si un physicien ne fait pas lui aussi, à sa manière, de la métaphysique quand il produit des modèles abstraits censés représenter la structure de l'espace temps ou de la matière... Après tout nous sommes tous dans le même bateau.

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  3. Félicitations pour ce blog ! Il s'agit d'un thème passionnant et peu présent dans la blogosphère francophone. Pour ma part, je compte sur ce blog pour me mettre au niveau en philosophie des sciences, un domaine qui m'a toujours intrigué mais que j'ai toujours négliglé !
    Bonne continuation

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