lundi 15 septembre 2014

Théories et modèles

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Nous avons parlé dans un article récent de vérité, au sens le plus général du terme. On se souviendra que la conception de la vérité de laquelle les réalistes s’accommodent le mieux est la "vérité-correspondance" : l'idée qu'un énoncé est vrai quand il correspond à la réalité (par opposition à la vérité comme assertabilité ou efficacité de nos croyances, qui semble insuffisante pour garantir le réalisme). Tout le problème est alors de donner sens à cette idée de correspondance.

Il est temps maintenant de revenir à des sujets qui concernent plus la philosophie des sciences en propre, et justement, concernant cette notion de "vérité-correspondance" : comment l'appliquer aux théories scientifiques ?

Mais au fond, qu'est-ce qu'une théorie ?

Les théorie comme ensemble d'énoncés sur le monde

Traditionnellement, on concevait les théories scientifiques comme un ensemble d'énoncés généraux qui parlent de la nature, des axiomes, desquels on peut arriver par déduction à un ensemble d'autres vérités plus particulières non contradictoires. Par exemple des axiomes de la théorie de Newton (comme F=ma) je peux déduire le comportement d'un pendule ou d'un mobile à la surface de la terre. Ces axiomes, ce sont les lois scientifiques, dont on pense d'un point de vue réaliste qu'elles correspondent aux lois de la nature.

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Les empiristes logiques, au 20ème siècle, avaient en tête ce type de conception des théories comme "ensemble d'énoncés parlant de la nature" quand ils prétendaient fonder de manière solide la connaissance scientifique sur l'expérience. Ils pensaient qu'on pourrait en principe exprimer toutes ces propositions scientifiques dans un langage formel dont le vocabulaire de base correspondrait uniquement aux observations empiriques, voire aux données des sens. L'idée était de rendre absolument explicite la façon dont nos théories sont confrontées à l'expérience, et donc ce qu'elles disent du monde.

Ce fut un échec pour plusieurs raisons que nous avons déjà exploré dans un autre article. Mais ce qui nous importe ici, c'est qu'une partie des critiques envers l'empirisme logique a porté sur leur conception des théories scientifiques comme ensemble de propositions sur le mondes. Il s'agit selon ces critiques d'une vision trop idéalisée de la pratique scientifique.

En général, les scientifiques n'essaient pas d'expliciter terme-à-terme, de manière stricte et figée, la façon dont leurs théories se rapportent aux observations expérimentales. Ils essaient rarement de vérifier des "énoncés sur le monde" de manière isolée. Ils confrontent plutôt la théorie en bloc, dans son ensemble, souvent en fabriquant des modèles mathématiques à partir de la théorie et en appliquant ces modèles à des situations expérimentales, pour voir si ils correspondent à la réalité.

Les théorie comme collections de modèles

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Pour cette raison, certains auteurs proposent de concevoir les théories scientifiques non comme un ensemble d'énoncés sur le monde, mais plutôt comme des collections de modèles. Les axiomes, ou lois scientifiques, ne seraient finalement que des recettes nous permettant de construire des modèles, ou de décrire des collections de modèles possibles. Les équations de Newton nous permettent par exemple de construire des modèles d'un pendule, ou du système solaire.

Mais alors quand nous nous intéressons au contenu d'une théorie scientifique, et quand nous nous demandons comment ces théories décrivent (ou correspondent à) la réalité, et quelle est la nature de la réalité qu'elles décrivent si elles sont vraies, ce ne sont pas les lois scientifiques qu'il faudrait regarder mais plutôt directement les modèles. C'est ce qu'on appelle la conception sémantique des théories.

Suppes est le premier à avoir exprimé cette idée de manière précise, en la mettant en relation avec la notion de modèle en logique -- que nous allons maintenant examiner plus en détail. Un de ses principales intérêts est qu'elle permet d'exprimer de manière formelle la notion de vérité comme correspondance dans un cadre mathématique.

Rafael Frederico - Interior de Ateliê, 1898

Vérité et modèles logiques

Commençons par introduire la notion de modèle en logique mathématique (ceux qui sont allergique aux abstractions mathématiques peuvent sauter directement à la section suivante).

Un modèle, en logique, est une structure mathématique : des objets, des propriétés et des relations entre ces objets. Ces objets propriétés et relations sont a priori dénués de toute signification : ce sont de pures abstractions. Pour définir une propriété par exemple, on spécifie simplement l'ensemble des objets qui la possèdent, et rien de plus--et de même pour les relations, on spécifie quels objets sont reliés à quels autres, rien de plus.

Cependant cette structure peut être interprétée, c'est à dire qu'on va lui associer un langage, en attribuant des noms aux objets, propriétés et relations qui la composent. Ce faisant, on applique en quelque sorte le modèle à un domaine de la réalité.

Ce sera sans doute plus clair avec un exemple : imaginons un modèle décrivant des relations et regroupements entre plusieurs objets, et imaginons qu'on décide d'appeler certains groupes d'objets "molécules", d'autres les "points de l'espace temps" et certaines relations entre ces objets "position", "trajectoire", "distance", "durée" ou encore "interactions mécaniques". Nous avons alors interprété le modèle, ce qui revient en fait à appliquer notre modèle mathématique abstrait à un domaine particulier de la réalité, en l'occurrence ce qui pourrait être les molécules d'un gaz. Mais nous aurions pu choisir d'autres noms, comme "boule de billard" à la place de "molécule", ce qui revient à appliquer la même structure mathématique à un domaine complètement différent de la réalité.

Billiards balls
Quel rapport avec la vérité ? Et bien on dit qu'un modèle interprété vérifie un énoncé du langage si ce que dit cet énoncé est vrai du modèle. Dans notre exemple, un tel énoncé pourrait être "aucune molécule n'a la même position qu'une autre au même moment", ce qui est vrai ou faux suivant le modèle. Cette notion de modèle "vérifacteur" d'un langage peut être exprimée très précisément dans un cadre mathématique (à noter on parle bien sûr ici de langages formels, qui sont des idéalisations du langage naturel utilisant uniquement des structures logiques, dénuées d’ambiguïté).

Bon, jusqu'ici ce ne sont que des définition, certains se demandent peut-être où on veut en venir... Disons simplement qu'il s'agit là d'outils qui nous permettent d'appréhender de manière mathématique ce que pourrait être la vérité en terme de relation entre les phrases d'un langage et une structure mathématique. Il deviens alors assez aisé de définir une telle relation entre les énoncés d'une théorie scientifique formalisée et ses modèles : les modèles (comme le modèle du système solaire) sont les vérifacteurs de la théorie : une fois interprétés, ils rendent vrais l'ensemble des énoncés de la théorie, que ce soit la conservation de l'énergie ou le principe d'inertie.

1925 kurt gödel
(Petite digression) à noter que nous avons donné des exemples de modèles physiques, mais il existe des exemples purement mathématiques : par exemple l'ensemble des nombres entiers naturels est une structure mathématique (un modèle) qui vérifie certains énoncés de l'arithmétique, comme "il n'existe pas de plus grand nombre premier". C'est d'ailleurs dans ce cadre qu'on peut démontrer le célèbre théorème d'incomplétude de Gödel, qui montre qu'il existe en mathématique des énoncés vrais d'un modèle interprété, mais indémontrables au sein du langage qui décrit ce modèle, muni de règles de déductions. Ce qui revient à dire qu'on peut multiplier à l'envie les énoncés et axiomes d'un langage pour décrire les "vérités" d'un modèle visé, mais pour peu que notre modèle soit suffisamment riche pour être mathématiquement intéressant (au moins autant que les nombres entiers), on n'épuisera jamais toutes les vérités qu'il y a à dire à son sujet. Une autre façon de dire la même chose est de dire qu'il existera toujours des modèles alternatifs au modèle visé, qui vérifient exactement les mêmes axiomes mais sont pourtant différents à certains égards (fin de la digression).

La confrontation des modèles à la réalité

Voilà pour la notion de modèle en logique. La principale thèse de Suppes, qui sera reprise ensuite par de nombreux auteurs, c'est que les modèles que les scientifiques utilisent pour représenter des systèmes physiques peuvent être compris exactement de cette manière, comme des modèles logiques, c'est à dire de pures structures abstraites, qui, une fois interprétés, vérifient les énoncés d'une théorie. A la clé, il y aurait la possibilité d'utiliser ces outils mathématiques pour clarifier les rapports entre nos théories et la réalité : la réalité serait elle-même une structure qui vérifie les énoncés de nos théories, et nous serions donc à même d'appréhender mathématiquement cette idée de correspondance à la réalité.

Voyons un peu plus en détail comment pourrait fonctionner cette confrontation de nos modèles théoriques à la réalité.

Typhoon Mawar 2005 computer simulation thumbnail
Certains auteurs (par exemple van Fraassen) proposent que le rôle des expériences scientifiques est d'extraire de la réalité des modèles de données, qui peuvent être des équations mathématiques qui synthétisent nos mesures de certains types de systèmes, ou des courbes qui approchent au maximum ces mesures (par exemple, on approximera un ensemble de mesures de la position des astres par rapport au soleil par des ellipses). En général, de tels modèles de données requièrent également certaines "recettes" expérimentales : le nettoyage des données, leur correction pour prendre en compte certains effets parasites, la médiation de l'appareillage ou autre effet de perspective, ou encore la recherche d'une bonne balance entre précision et simplicité (pas trop de paramètres libres dans nos équations). Tout un art, en somme. De ce fait ces modèles de données ne sont pas toujours indépendants des théories. Les mesures expérimentales elle-mêmes peuvent reposer sur des techniques ou des présupposés qui ne sont pas nécessairement explicités. Mais passons sur les détails.

Quail Hunting with Dogs
La seconde étape, une fois ces modèles de données construit, consistera à les comparer directement à la partie correspondante de nos modèles théoriques. C'est ainsi qu'on vérifie notre théorie. Par exemple : on construira un modèle de donnée en estimant les populations de certaines espèces animales en comptant le nombre d'individu in situ. On construira par ailleurs, à partir de notre théorie, un modèle de l'évolution de populations de proies et de prédateur. Puis on comparera le modèle théorique et le modèle de donnée.

Voilà donc où se situerait la correspondance entre théorie et réalité : ce serait une relation mathématique entre modèle théorique et modèle de donnée extrait de l'expérimentation...

Le rôle du langage

Si tout ceci semble coller assez bien à la pratique scientifique, ce n'est pas pour autant que seul le modèle, au sens d'entité mathématique abstraite, soit d'intérêt quand il s'agit de se questionner sur le contenu des théories scientifiques, et la thèse de Suppes (ou la façon plus ou moins radicale dont elle a été interprétée) mérite d'être tempérée.

Animal cell structure en
Par exemple, il existe un certain nombre de modèles, comme en biologie le modèle d'une cellule vivante, qui ne correspondent en rien à de purs modèles logico-mathématiques tels que décris ici. Au contraire ce type de modèle biologique s'apparente bien plus à des énoncés sur le monde exprimés dans un langage, comme le voulaient les anciennes conceptions de théories : une cellule est constitué d'un noyau à l'intérieur d'une membrane, etc. Il ne semble pas y avoir grand intérêt ici à construire un modèle mathématique qui soit suffisamment souple pour capturer la structure de toutes les cellules vivantes possibles...

Defekte Kondensatoren
Et même quand il s'agit de modèles fortement mathématisés, les propositions du langage jouent un rôle important quand il s'agit d'appliquer le modèle au monde. Le modèle comme pure structure mathématique ne nous dit pas comment il s'applique exactement. Certains modèles, comme l'oscillateur harmonique, sont même équivalent sur le plan mathématique mais il est possible de les appliquer à des circuits électriques aussi bien qu'à des pendules mécaniques, qui sont pourtant régis par des lois bien différentes.

Ainsi il serait illusoire de penser qu'on peut évacuer toutes les questions linguistiques au profit d'une "correspondance directe" de nos modèles à la réalité. Au contraire les modèles, si ils ont leur importance, semblent plutôt jouer le rôle d'intermédiaire entre la théorie exprimée dans un langage et la réalité, mais ils ne se substituent pas entièrement à la théorie elle-même.

Enfin de manière générale il semble abusif d'affirmer que les théories scientifiques ne prétendraient pas le moins du monde énoncer des lois de la nature, mais uniquement décrire des modèles. On a bien l'impression parfois que les lois scientifiques capturent des aspects essentiels de la réalité que les modèles ne font qu'exemplifier.

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Si les modèles mathématiques jouent sans doute un rôle important en science, il serait donc faux de penser que les théories scientifiques ne sont que des collections de modèles, ou des recettes de fabrication de modèles. Ces modèles ne peuvent vraiment faire sens indépendamment d'un langage qui les interprète. En évacuant ainsi le rôle du langage dans la théorisation scientifique au profit de purs modèles mathématiques, on peut avoir l'impression que les tenant des conceptions sémantiques des théories glissent sous le tapis la question du rapport de nos théories au monde sans vraiment la résoudre.

La correspondance : une relation mathématique ?

Reste peut-être cependant à évaluer l'affirmation suivant laquelle ce seraient les modèles au sens logique qui seraient d'intérêt pour le réalisme scientifique, pour clarifier cette notion de correspondance entre théorie et réalité. Ne peut-on imaginer que le langage joue un rôle principalement heuristique, qu'il ne soit qu'une aide pour construire des modèles mathématiques ou pour se coordonner afin de localiser des éléments de la réalité, mais que ce sont ces modèles qui jouent l'essentiel du rôle prédictif des théories ? Et donc ne peut-on maintenir qu'être réaliste, c'est affirmer que les modèles logico-mathématiques qui vérifient nos théories correspondent en un sens mathématique à la structure de la réalité ?

Structure of the Universe
Une thèse de ce type a été proposée récemment dans le cadre d'un réalisme structural ontique (la thèse suivant laquelle la réalité est elle-même une structure relationnelle) notamment par Ladyman. Elle fait partie des questions qui sont débattues aujourd'hui en philosophie des sciences. Un des problèmes est qu'en faisant jouer un rôle purement heuristique secondaire aux significations et à la pratique expérimentale pour ne conserver qu'une relation de correspondance directe entre la réalité et la partie purement mathématique, non interprétée des théories scientifiques, elle semble effacer la distinction entre structure physique et structure mathématique et nous amener à une forme de platonisme mathématique. Encore une fois, n'évacue-t-on pas un peu rapidement la question du rapport de nos représentations au monde ?

Après tout certains (comme le physicien Tegmark) sont prêt à accepter que l'univers dans son ensemble est une structure mathématique dont nous sommes des parties... Mais ceci semble tout de même un peu radical.

Il existe une autre critique plus ancienne à ce type de thèse, formulée par Putnam. Il s'agit d'un argument un peu technique qui montre qu'une théorie donnée ne peut spécifier à elle seule quel modèle elle vise, il existe toujours des modèles non visés, et donc qu'affirmer qu'une théorie est vraie, en ce sens, n'est jamais suffisant pour être réaliste. En fait la notion de relation qui est en jeu dans les modèles logiques est tellement abstraite qu'elle peut s'appliquer à n'importe quel regroupement arbitraire d'objets, et finalement il est toujours possible de regrouper arbitrairement des objets du monde pour rendre vraie n'importe quelle théorie. Il faudrait en dire un peu plus pour spécifier le type de structure dont on parle, mais si on en dit plus, n'est-ce pas simplement compléter notre théorie pour en former une autre ? Et le problème se pose de nouveau pour cette nouvelle théorie...

Autrement dit, si l'on se restreint au contenu logico-mathématique, une théorie est toujours trivialement vraie, elle a toujours un modèle dans le monde, et affirmer que notre théorie correspond à la réalité en ce sens mathématique c'est ne rien affirmer du tout (ou au mieux, c'est affirmer qu'elle est empiriquement adéquate, mais ça, un instrumentaliste sera prêt à l'accepter).

Tram krivoi rog
Encore une fois cet argument et les différentes façons dont on peut lui échapper ont été très débattus. Il existe peut-être des solutions, mais il semble tout de même indiquer qu'appréhender la question métaphysique du réalisme dans un cadre strictement logique et mathématique ne va pas forcément de soi.

Pour finir évoquons un dernier argument : certains (en particulier van Fraassen) critiquent l'idée que la correspondance de nos modèles à la réalité seraient une relation mathématique de similarité en faisant valoir que la représentation est toujours associée à des intentions. Par exemple, la représentation des lignes du métro n'a pas à reproduire fidèlement leur géométrie (la distance entre les stations, etc.) mais seulement certaines caractéristiques importantes pour s'y retrouver. Toute représentation est une caricature qui met en avant des aspects importants et en efface d'autre, en fonction du but que sert la représentation, et donc la relation entre représentation et réalité est fondamentalement asymétrique. Pour van Fraassen, on ne peut comprendre comment un modèle se rapporte à la réalité sans prendre en compte le contexte d'utilisation de ce modèle.

Conclusion

En tout cas, s'il fut certainement judicieux de mettre en avant le rôle des modèles en science face à la vision un peu idéalisée qui avait cours auparavant, il semble difficile de se passer entièrement d'éléments d'interprétation linguistiques dans notre compréhension de ce qu'est une théorie scientifique, et de la façon dont elle se rapporte au monde. Il semble légitime de penser qu'il faut un peu plus qu'une simple adhésion à la structure mathématique abstraite de nos théories pour être réaliste à leur sujet. Mais c'est là tout le problème : quel est exactement ce "plus", ce rapport de nos théories à la réalité ? Ce rapport peut-il lui-même être l'objet d'une théorie ?

D'aucun diront que l'on tourne en rond...

Waliszewski In the artist's studio

3 commentaires:

  1. Billet fort intéressant. Auriez-vous les références des travaux cités (principalement celui de Putnam) ?

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    Réponses
    1. L'argument de Putnam se trouve dans Realism and Reason, volume 3 of Philosophical Papers (1985).
      Un argument connexe est l'objection de Newman envers le réalisme structural, plus ancien mais assez discuté récemment. http://encyclo-philo.fr/realisme-structural-a/

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