Nous avons parlé dans le dernier article des problèmes philosophiques liés à la notion d'identité. Pour poursuivre cette thématique, intéressons-nous à la question de l'individualité en biologie.
Les biologistes parlent de toutes sortes d'objets dans leurs disciplines : des organismes vivants, bien sûr, mais aussi des organes, des cellules, des gènes... Ou encore, des populations, des troupeaux, des clades ou espèces, des écosystèmes.
A première vu, le niveau d'organisation principal du vivant semble être celui des organismes. Il semble que les autres entités peuvent être définies soit comme des parties d'organismes, soit comme des groupes d'organismes. Peut-être ces derniers constitueraient donc les individus fondamentaux de la biologie, les autres en dépendant pour leur identité.
Avant de se demander si c'est vraiment le cas, commençons par nous demander ce qu'est un organisme.
Qu'est-ce qu'un organisme ?
La chose parait assez évidente dans bien des cas. Si nous avions devant nous un groupe d'oies sauvages et que nous nous mettions à les compter, il y a fort à parier que nous tomberions tous sur le même nombre.
Pourtant il existe des cas limites qui posent question, par exemple :
- les cas de symbiose, ou deux organismes sont tellement inter-dépendants qu'ils semblent n'en constituer qu'un seul
- Les bactéries de notre flore intestinale, dont on peut se demander si elles font partie de notre organisme ou non puisqu'elles participent à notre métabolisme
- les super-organismes, comme les colonies d'insectes, qui ont une organisation fonctionnelle propre et des cycles de reproduction semblables aux autres organismes (tout comme chez les animaux un seul œuf permet de constituer un nouvel organisme complet, les colonies d'insecte sont constituées à partir d'une seule reine).
- ou encore les coraux, qui sont en fait des accrétions calcaires créées par des colonies de polypes en symbiose avec des algues (ce sont elles qui donnent leurs couleurs aux coraux)
- certains échantillons de champignons qui, de part leur similarité génétique, pourraient être considérées comme les parties d'un énorme organisme ayant une taille de plusieurs hectares
- Les virus et les parasites, qui ne peuvent exister de manière autonome
Ces exemples illustrent le fait qu'un aspect important de l'individualité en biologie a trait à l'interdépendance. Après tout, nous même sommes constitués d'un ensemble de cellules ou d'organes fonctionnellement interdépendants, si bien que quand différents objets biologiques sont suffisamment dépendants les uns des autres pour leur existence, on serait tenté d'y voir les parties d'un seul organisme, celui-ci devant au contraire bénéficier d'une certaine autonomie. En effet on conçoit généralement les organismes comme des agents, non pas nécessairement dans le sens où ils auraient une psychologie et des intentions, mais dans le sens où chacun serait une source d'actions causales relativement autonome au sein d'un environnement.
Bien entendu les organismes biologiques n'ont pas le monopole de l'intégration fonctionnelle et de l'autonomie, c'est le cas par exemple de certains artefacts, et à ces caractéristiques nous pouvons en ajouter d'autres qui distinguent les individus biologiques d'autres types d'objets, qui sont les caractéristiques du vivant : avoir un cycle de vie, grandir et se reproduire, se réparer pour préserver son autonomie, s'adapter aux variations de l'environnement, modifier son environnement pour se maintenir en vie, être composé de molécules organiques...
Un autre critère d'individualité biologique pourrait être l'unité génétique : un organisme serait un ensemble de cellules ayant le même génôme. Cependant nous avons vu dans un article récent que l'essentialisme en biologie n'a rien d'évident, et faire du patrimoine génétique un critère d'individualité peut s'avérer problématique. Il peut exister une variation génétique au sein d'un même organisme, par exemple entre les différentes branches d'un même arbre. Ceci amène également à exclure les cas de symbiose, ou notre flore intestinale qui est pourtant essentielle à notre survie, et alors ce critère risque d'entrer en conflit avec le critère d'intégration et d'autonomie. Pour autant l'aspect génétique reste important, puisqu'il marque l'appartenance à une lignée, qui peut être associée à un cycle reproductif.
Il existe certaines hypothèses suivant lesquelles les groupes d'organismes, les écosystèmes (une forêt, un lac), ou encore la terre entière ("Gaïa") seraient des organismes biologiques à part entière. Que faire de ces hypothèses ?
Tout dépendra en fait de l'importance qu'on attribue aux différents critères que nous avons évoqué. Un écosystème ou la terre dans son ensemble ont en effet une certaine autonomie et une certaine intégration fonctionnelle, mais il n'est pas évident qu'ils soient dotés d'un cycle de vie reproductif. De même dans les cas de symbiose, ou pour des super-organismes comme le corail. A l'inverse, un virus ou un parasite peut avoir un cycle de vie sans véritable autonomie fonctionnelle. Cependant certaines colonies d'insecte pourraient répondre à tous ces critères, et donc constituer de véritables super-organismes.
L'unité de sélection
Pourquoi ces débats sur ce qu'est un organisme ? Simple question terminologique ? Pas seulement, car il peut s'agir de savoir comment comprendre ce que nous dit la biologie.
Petite parenthèse : de nombreux débats philosophiques, notamment en métaphysique, semblent s'apparenter à de simples querelles sémantiques. Ce peut être une raison de les considérer comme insignifiant, mais c'est un tort selon moi : les querelles sémantiques sont souvent loin d'être anodines quand il s'agit de doter les sciences des concepts adéquats pour se représenter correctement le monde. Les termes scientifiques participent aux explications théoriques, ce sont disons les rouages de ces explications, et à ce titre, toutes les définitions ne se valent pas (en particulier si l'on pense, comme Quine, qu'il n'y a pas de distinction franche entre fait et signification). Donc quand la métaphysique essaie de comprendre ce que recouvrent les termes primitifs de nos représentations comme la notion d'identité ou d'individu, il s'agit également au passage de clarifier les concepts, ou de forger les outils qui nous permettent de mieux appréhender le monde.
En effet la biologie contemporaine est largement centrée sur la théorie de l'évolution. Celle-ci a initialement été émise à propos des organismes. L'idée est que les organismes sont soumis à des contraintes environnementales qui affectent leurs capacités à se reproduire (les antilopes trop lentes se font manger par les prédateurs, et n'ont pas de descendants). La reproduction est, par ailleurs, soumise à des variations aléatoires : les enfants ne sont pas des clones de leurs parents. Si l'on assemble ces deux composantes, variations et contraintes, il en résulte l'idée que l'environnement façonne les membres d'une espèce par sélection, de manière à ce que ces derniers (qui sont les descendants des survivants) soient naturellement adaptés à leur environnement. La théorie de l'évolution permet donc d'expliquer la parenté, la variété (quand des groupes sont isolés, ils divergent et forment des espèces distinctes) et la remarquable adaptation des organismes vivants.
Cependant l'idée que l'organisme soit le niveau central de la biologie, et en particulier qu'il s'agirait du niveau hiérarchique pertinent pour la théorie de l'évolution, ne fait pas consensus.
Au vingtième siècle les mécanismes de la reproduction et de la transmission des caractères d'une génération à l'autre ont été élucidés : ce sont les gènes qui en sont responsables. Ceci a amené certains auteurs, comme Dawkins dans "le gène égoïste", à proposer que la véritable unité de sélection ne soit pas l'organisme mais le gène. L'organisme, finalement, ne serait qu'un véhicule pour le reproduction des gènes.
Vers la même époque c'est l'idée exactement inverse qui a été proposée, à savoir que les groupes d'organismes, les populations, seraient une unité de sélection pertinente. Cette hypothèse permettrait d'expliquer pourquoi on trouve des comportements altruistes dans la nature, comme lorsqu'un organisme se sacrifie au profit de son groupe : l'altruisme envers les autres membres d'un groupe assurerait la survie du groupe dans son ensemble, et serait donc favorisé par la sélection naturelle si celle-ci agit au niveau des groupes. Cependant les défenseurs du gène comme unité de sélection peuvent très bien faire valoir que cette explication se réduit à une explication en terme de gène : les groupes d'individus sont eux-même des véhicules pour la transmission des gènes, et le fait pour un organisme de favoriser la survie des porteurs de gènes semblables suffirait à expliquer les comportement altruistes sans faire référence à des groupes comme unité de sélection.
Alors comment trancher ? Doit-on tout réduire à l'échelle des gènes, qui seraient finalement les individus ultimes de la biologie (les organismes n'ayant qu'un rôle second) ? Ou est-ce que certains aspects ne sont pas réductibles au seul fonctionnement des gènes ?
Plusieurs questions distinctes
On peut déjà commencer par faire des distinctions. Il y a en effet plusieurs choses qu'on pourrait appeler "unité de sélection" dans le cadre de la théorie de l'évolution :
- L'unité de réplication : ce qui est effectivement "copié" (avec variation) lors de la reproduction.
- L'unité d'interaction : ce qui interagit avec l'environnement de manière à favoriser ou non la reproduction, et donc ce sur quoi agit la sélection.
- Le porteur d'daptation : ce qui se trouve être adapté à l'environnement à l'issue d'une sélection
- Le bénéficiaire de la sélection : ce qui, à long terme, survit dans le processus de sélection naturelle
Ces niveaux sont différents, et pour éviter les confusions sur la question de l'unité de sélection, il faut préciser de quoi on parle exactement. Par exemple, la vision proposée par Dawkins dans "le gène égoïste" semble impliquer que les véritables bénéficiaires de la sélection ne seraient pas les lignées ou groupes d'organismes, comme on pourrait le penser au premier abord, mais les gènes : ce sont eux qui survivent. Les organismes, les groupes ou les espèces finissent par s'éteindre (voire peuvent se sacrifier), ce qui laisse penser qu'en effet ce ne sont donc que des "véhicules" pour les gènes, et il serait même illusoire d'identifier ces véhicules comme des individus, c'est à dire d'identifier un niveau pertinent : les barrages des castors participent autant à leur reproduction que les caractères biologiques de castors particuliers, ou que les caractéristiques des groupes de castors.
Cependant cette analyse est orientée autour de la notion de bénéficaire de l'évolution, mais il n'y a pas de raison de ne s'intéresser qu'à cette question, et les partisans de la sélection de groupe n'affirment pas nécessairement que les groupes sont les bénéficiaires ultimes de l'évolution. Affirmer qu'une entité est le bénéficiaire ultime de la sélection naturelle n'est pas la même chose que d'affirmer que c'est l'unité d'interaction pertinente (ce sur quoi la sélection agit) ou l'unité de réplication pertinente (ce qui est recopié).
Ces deux unités sont elle-même bien distinctes. Si l'unité de réplication semble à première vue être le gène, ces derniers n'interagissent pas de manière isolée avec leur environnement : il n'est pas toujours possible d'identifier un seul gène comme la cause d'un caractère donné chez un organisme, ceux-ci étant le plus souvent le produit d'un ensemble complexe de gènes en interaction. Et du fait du cycle reproductif des organismes (et notamment qu'ils soient issus d'un oeuf unique) et de leur intégration fonctionnelle, le destin de l'organisme est ce qui est déterminant pour la reproduction.
C'est donc plutôt l'organisme qui semble être l'unité d'interaction pertinente. Si, dans une approche extrêmement réductionniste, on ne se focalise que sur les gènes et qu'on assimile tout le reste à "l'environnement du gène", on risque donc de passer à côté d'explications causales pertinentes.
Il se trouve que c'est la question de l'unité d'interaction qui est le plus souvent implicitement posée dans les débats sur l'unité de sélection, et notamment quand il s'agit de savoir s'il existe une véritable sélection de groupe. En effet on peut se demander si les groupes d'organismes pourraient également être une bonne unité d'interaction : la reproduction dépendrait essentiellement de la survie donc de l'adaptation du groupe plutôt que d'organismes isolés, les groupes de population pouvant avoir des caractéristiques propres (par exemple une certaine organisation), indépendamment des individus qui les composent.
Cette question a occasionné de nombreux débats en biologie, notamment autour des modèles mathématiques utilisés pour représenter la sélection naturelle. Suivant les hypothèses qui servent à générer les modèles, on en arrive à des conclusions différentes, certains favorisant ou non l'idée d'une sélection de groupe (par exemple certains modèles exigent que les groupes soient petits et isolés quand d'autres sont moins exigeants).
La sélection de groupe pourrait expliquer l'altruisme, mais aussi l'origine des organismes multi-cellulaires, qui seraient issus de la coopération d'organismes unicellulaires, jusqu'à faire en sorte que la sélection naturelle ne soit même plus pertinente au niveau inférieur (au niveau des cellules d'un organisme multi-cellulaire), et ainsi donner lieu à la constitution d'un organisme. C'est ce type d'hypothèse que propose Okasha.
Ceci dit au delà de la question de l'unité d'interaction, même l'idée que les gènes soient la bonne unité de réplication (ce qui est recopié) peut être questionnée. Ce qui, dans le génome, identifie un gène n'est pas toujours évident. Si l'on pense au gène comme ce qui code pour une protéine, il peut s'avérer qu'un même bout d'ADN sera ou ne sera pas un gène suivant l'environnement cellulaire dans lequel il se trouve, certains environnements rendant les mêmes portions d'ADN actives ou inactives. L'idée que le gène serait la seule unité de réplication néglige le rôle de la structure de la cellule elle-même, qui est essentielle à l'expression des gènes, ou de l'environnement cellulaire en général qui peut modifier cette expression : c'est ce qu'on appelle l'épigénétique. Or certains de ces facteurs affectant l'expression des gènes sont également transmis lors de la reproduction.
Conclusion
Si l'on met en parallèle les différentes conceptions d'individu en biologie avec les paradoxes du dernier article, on voit que la notion d'individualité en biologie ne semble pas être fondée sur la constitution matérielle, mais plutôt sur des caractéristiques fonctionnelles, c'est à dire sur les rapports causaux qu'entretiennent les individus entre eux, un individu devant disposer d'une intégration suffisante pour être une unité source d'action causale. Si tel est le cas, il peut être tentant d'identifier les individus en biologie à des processus plutôt qu'à des objets : les individus seraient la continuation d'un processus causal. Ceci permettrait leur identification au cours du temps, quand bien même leurs composantes matérielles et leurs propriétés évoluent.
En outre cette notion de fonction n'est pas indépendante de la théorie de l'évolution, puisqu'elle est pertinente quand il s'agit de savoir ce qui interagit avec l'environnement, ce qui est sélectionné, ce qu'est une adaptation. Au final on voit qu'en science, les individus sont plutôt identifiés par le rôle qu'ils jouent dans les explications causales ou théoriques, comme les explications qui font intervenir la théorie de l'évolution.
En tout cas la notion de fonction (comme les rapports causaux) joue un rôle central en biologie. Nous aurons peut-être l'occasion de nous interroger un jour sur cette notion sur ce blog, sur ses liens à la théorie de l'évolution et sur les rapports qu'elle entretient (ou pas) avec la notion de finalité.
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