Nous avons vu dans les deux articles précédents que la notion d'identité n'est pas sans poser des difficultés. Est-ce que la statue et le bloc d'argile dont ils sont constitués sont le même objet, alors qu'ils ont des propriétés différentes ? Est-ce qu'un nuage est un objet alors que ses contours sont indéterminés ? Est-ce que l'identité survit quand on remplace certaines parties des objets, ou quand on les désassemble puis les ré-assemble ? Quels sont les objets pertinents de la biologie : les organismes, les groupes d'organismes, ou seulement les gènes ?
On pourrait être tenté de rejeter ces problèmes d'un revers de la main en se reposant sur un niveau plus fondamental : celui de la physique. Il n'y a peut-être pas "vraiment" d'objets tels que les nuages, les bateaux, les statues, les castors ou les colonies de fourmi : tout ça ne serait qu'une façon de voir utile. En fait, ce qui existerait "vraiment" dans le monde, ce serait des arrangements de particules, des atomes, des molécules, et ces arrangements prendraient parfois pour nous la forme d'être vivants, d'artefact ou de nuages, mais il ne faudrait pas y voir quelque chose de fondamental. Pour savoir ce qui existe dans le monde, il faudrait nous tourner vers la physique : elle seule nous renseignerait sur ce que sont les objets ultimes de la réalité et les lois auxquelles ils obéissent, et le reste, ce serait, disons, de la collection de timbre.
C'est ce qu'on appelle le réductionnisme. Je ne désespère pas d'en parler un jour sur ce blog, mais ce n'est pas l'objet de cet article. Aujourd'hui nous n'allons pas nous demander si tout se réduit à la physique, mais plutôt s'il existe vraiment des objets fondamentaux en physique. Et on va voir que ça n'a rien d'évident, si bien que même si l'on est réductionniste, on n'a pas pour autant sauvé l'idée qu'il existe des objets dotés d'une identité dans le monde.
L'invariance par permutation des particules fondamentales
Si vous avez lu quelques ouvrages ou blogs de vulgarisation de la physique, vous aurez sans doute entendu parlé des quarks, des électrons, des neutrino, des photons ou des gluons.
Ce qu'on appelle le "modèle standard" en physique quantique des particules décrit un certain nombre de particules fondamentales qu'on caractérise par des propriétés intrinsèques, comme une masse, un spin, une charge électrique ou une "couleur" (aucun lien avec "nos" couleurs). Certaines de ces particules, les fermions, sont décrites comme des "briques fondamentales" ayant la particularité de ne pouvoir se trouver au même endroit au même moment. D'autres, les bosons, sont décrites comme des "vecteurs de force" qui transmettent les interactions entre les fermions.
Tout ça est sommes toutes assez intuitif. Mais si l'on regarde sous le capot, il s'avère que c'est un peu plus compliqué. Un aspect particulièrement intriguant de cette physique est ce qu'on appelle l'invariance par permutation. Elle menace directement l'idée que les particules fondamentales seraient des objets identifiables.
Que nous dit l'invariance par permutation ? Simplement ceci : si vous prenez la description physique de n'importe quel système à plusieurs particules, et que vous permutez, dans cette description, deux particules du même type (par exemple deux électrons), vous devez obtenir exactement les mêmes prédictions. Les deux descriptions doivent être indiscernables. Il s'agit d'une contrainte sur les descriptions qui sont acceptables ou non : les descriptions physiques qui ne respectent pas cette contrainte sont purement et simplement rejetées par les physiciens : ce ne sont pas des descriptions valides.
Ceci revient à dire que les particules de la physique n'ont pas vraiment de carte d'identité qui nous permettent de les identifier au cours du temps. On ne peut leur donner des noms et dire "Ah ha ! C'est cette particule, et pas une autre, que nous avons mesuré". On ne fait pas la différence entre un arrangement où ce serait en effet le cas, et un arrangement où ce serait une autre particule qui aurait été mesurée. (on pourrait utiliser des convolutions linguistiques pour traduire ça. Par exemple, au lieu de dire "il y a un électron à gauche et un à droite" il faudrait dire quelque chose comme "il y a deux électrons ayant la propriété d'être soit à gauche, soit à droite, et tel qu'ils ne sont pas tous les deux au même endroit". Mais le langage a ses limites...)
L'invariance par permutation a des conséquences observables importantes. Imaginez que vous avez deux boites fermées, dans lesquelles se trouvent deux objets. Vous ignorez la répartition de ces objets dans les boites : peut-être que les deux se trouvent dans la boite de gauche, ou dans celle de droite, ou bien l'un dans chaque boite.
Si vous pensez en terme "classique", vous aurez tendance à penser qu'il existe 4 configurations possibles : les deux objets à gauches, le premier à gauche et le second à droite, ou l'inverse, ou les deux à droite. Et si vous voulez attribuer des probabilités à ces arrangements, vous donnerez volontiers une probabilité de 1/4 à chacun.
En physique quantique ce n'est pas le cas : il existe seulement trois arrangements possibles, chacun ayant une probabilité de 1/3. Les arrangements sont : deux objets à gauche, deux à droite, ou un dans chaque boite (du moins dans le cas des bosons : pour les fermions, les arrangements où les deux sont dans une même boite sont exclus). Or ces probabilités correspondent en effet aux statistiques qui sont observées en laboratoire.
En d'autres termes, la description d'un système physique ressemble plus à la description d'un compte en banque électronique, où échanger deux euros n'a pas vraiment de sens (l'état du compte en banque est indifférent à une permutation des euros), plutôt qu'à la description d'un coffre fort où on aurait placé de véritables pièces de monnaie, et où on saurait, en principe, faire la différence suite à une permutation de ces pièces.
Le principe d'identité des indiscernables
Comment savoir si deux objets sont identiques ou non ? C'est une question métaphysique, pour laquelle le philosophe et mathématicien Leibniz a proposé un critère qu'on appelle le principe d'identité des indiscernables. Le critère est le suivant : si deux objets ont exactement les mêmes propriétés, s'ils sont indiscernables à tous points de vue, alors il s'agit en fait du même objet.
Il existe plusieurs façon de spécifier ce critère suivant ce qu'on compte comme propriété pertinente (les propriétés intrinsèques, relationnelles, les relations spatio-temporelles) mais ne faisons pas la fine bouche : acceptons toutes les propriétés directement ou indirectement observables, y compris par exemple la position des objets les uns par rapport aux autres, de manière à différencier un maximum d'objets.
Or si l'on applique ce critère à la physique, on en arrive à la conclusion que les particules quantiques ne sont pas de véritables objets individuels : tous les électrons sont identiques !
En effet, considérons le principe de permutation : il nous dit que deux arrangements dans lequel on permute deux électrons sont indiscernables. Il s'agit donc, d'après le critère de Leibniz, non pas de deux arrangements différents, mais du même arrangement. Mais si les électrons avaient une identité, ces arrangements ne seraient pas identiques, on saurait les différencier, et il faut donc en conclure que les électrons n'ont pas d'identité (en fait on pourrait aussi bien appliquer le critère de Leibniz directement aux électrons pour arriver à la même conclusion : le principe d'invariance par permutation implique qu'ils ont exactement les mêmes propriétés intrinsèques et relationnelles, y compris spatio-temporelles).
Tout ceci amène certains à penser qu'en effet les particules de la physique ne sont pas de véritables objets, mais quelque chose comme les "quanta d'excitation d'un champ" (par exemple le champ électromagnétique). De même qu'un compte en banque électronique a la propriété d'être plus ou moins rempli sans pour autant que ses euros soient de véritables objets identifiables, le champ électromagnétique aurait la propriété d'être plus ou moins excité sans que les particules correspondantes soient de véritables objets fondamentaux de la réalité.
Si bien sûr nos objets courants semblent respecter le principe de Leibniz, il faudrait le comprendre en terme d'émergence, et celle-ci serait plutôt approximative : on pourrait identifier des "particules classiques", qui correspondraient à celles que l'on détecte en laboratoire, un peu comme on identifie les vagues à la surface d'un liquide (qui serait le champ physique correspondant), ce qui n'implique pas que les vagues aient une constitution matérielle bien déterminée.
Peut-on sauver les particules ?
Peut-on résister à cet argument, et défendre l'idée que les électrons sont des objets ?
Tout (ou presque) est toujours possible en métaphysique. Ainsi on peut très bien affirmer que les électrons, en plus de toutes leurs propriétés physiques, ont une propriété supplémentaire particulière qui serait la "propriété d'être soi-même". On appelle ce type de propriété identifiante l'eccéité (ou heccéité, ou haeccéité). Elle était invoquée par les philosophes scolastiques au moyen-age. Si on fait cette hypothèse à propos des particules quantiques, rien n'empêche alors de réinterpréter nos observations statistiques en terme d'accessibilité : certains états physiques sont plus ou moins accessibles à nos particules suivant leur type, ce qui explique les observations.
Ce type d'hypothèse purement ad-hoc est généralement regardé avec une certaine suspicion. Sans compter que dans le cas de la physique, il amène à des résultats bizarre : par exemple les particules classiques que nous identifions généralement par détection seraient des mélanges statistiques de plusieurs particules quantiques (ou alors il faudrait que l'eccéité se fixe miraculeusement à un endroit lors d'une détection).
Mais ce n'est pas la seule façon de sauver l'identité des électrons. Après tout l'interprétation de la physique quantique est loin de faire consensus (notamment à cause du problème de la mesure, dont nous avions parlé). Or il existe certaines interprétations pour lesquelles les particules fondamentales sont parfaitement identifiables parce qu'elles ont une position précise. C'est le cas par exemple de la mécanique bohmienne.
Enfin il existe une autre façon de sauver l'identité des particules, qui est de mettre en doute le principe d'identité des indiscernables de Leibniz. Il ne va pas de soi qu'il s'agisse du critère ultime pour fonder l'identité, et le principe a été critiqué sur un plan purement métaphysique.
Black, par exemple, affirme dans un article de 1952 que ce principe est insuffisant, car on pourrait imaginer un univers parfaitement symétrique dans lequel se trouvent uniquement deux sphères identiques situées à une certaine distance l'une de l'autre. Il s'agit bien de deux sphères, pas d'une seule, mais elles seraient indiscernables à tous points de vue : elles ont les mêmes propriétés, y compris celle d'être à une certaine distance d'une autre sphère. Puisque ça n'a rien d'inconcevable, le principe de Leibniz n'est pas universellement valide.
Certains auteurs pensent donc que la notion d'identité doit être fondée sur des principes plus faibles que celui de Leibniz : par exemple, il suffirait, pour que des objets aient une identité, qu'ils appartiennent à un certain type (un "sortal") et puissent être comptés. Et ce serait le cas des électrons.
Saunders a proposé une telle révision du principe de Leibniz dans le cas de la mécanique quantique. Il propose un principe d'identité des indiscriminables, suivant lequel il suffit, pour avoir une identité, d'avoir une relation à un autre objet que soi même (on parle de relation irréflexive). Les sphères de Black ont chacune une relation spatiotemporelle l'une à l'autre : la relation d'être à une certaine distance l'une de l'autre, et à ce titre, quand bien même cette relation est parfaitement symétrique, il s'agirait bien de deux objets distincts.
Il se trouve que deux électrons peuvent être conçus comme ayant une telle relation irréflexive (par exemple : ils peuvent avoir comme relation le fait d'avoir une direction de spin opposée, même quand aucun n'a de direction de spin déterminée), et donc suivant ce critère, les électrons auraient bien une identité.
Malheureusement les choses se compliquent quand on s'intéresse à la théorie quantique des champs, qui est la théorie qui permet de concilier la relativité restreinte (hors gravitation) et la mécanique quantique. D'une part, les théories comme la mécanique bohmienne ne s'adaptent pas forcément très bien à la théorie des champs. D'autre part, les critères d'identité proposés pour remplacer le principe d'identité de Leibniz s'avèrent insuffisants pour sauver l'identité des particules. Par exemple, il est théoriquement possible, en théorie quantique des champs, que plusieurs observateurs se représentent exactement le même système comme ayant un nombre de particules différent (ce qu'on appelle l'effet Unruh).
Le structuralisme
La physique quantique semble donc mettre en difficulté l'idée qu'il y aurait des objets identifiables au niveau fondamental de la réalité.
Qu'il n'y ait pas réellement d'objet à notre échelle, mais seulement au niveau de la physique, pouvait encore paraître acceptable. Mais s'il n'y a même pas d'objets à l'échelle fondamentale, que penser de la nature de la réalité ?
Certains auteurs (par exemple French ou Ladyman) proposent, à la lumière de ces aspects, d'abandonner complètement la métaphysique traditionnelle. Nous avons tendance à nous représenter le monde comme un ensemble d'objets qui possèdent des propriétés et entretiennent des relations, mais il faudrait abandonner tout ça. En fait ce qui existerait de manière primitive, ce serait des relations, une structure, et les objets dériveraient de ces relations, pas l'inverse ! Les objets seraient, disons, les points d'intersection des relations dont est faite la réalité.
Nous avons besoin de penser en terme d'objet : ceux-ci nous servent de support pour pouvoir concevoir ce qu'est une relation. Mais pour ces auteurs les objets seraient des supports uniquement psychologiques. Ils nous aident à dévoiler la structure de la réalité, par exemple avec la science, mais ce qui existe, fondamentalement, c'est cette structure et uniquement cette structure. On parle alors de réalisme structural (nous avions déjà évoqué cette position à propos du débat sur le réalisme scientifique).
C'est une position qui n'est pas si nouvelle. Au début du vingtième siècle, le mathématicien, physicien et philosophe Poincaré affirmait :
"ce que la science peut atteindre, ce ne sont pas les choses elle-même, ce sont seulement les rapports entre les choses ; en dehors de ces rapports, il n'y a pas de réalité connaissable."Certes que les choses ne puissent être atteinte ne signifie pas qu'elles n'existent pas, mais d'autres auteurs comme Cassirer ou Eddington proposaient des versions plus radicales de cette idée.
Cassirer, par exemple, proposait d'inverser le rapport traditionnel entre les lois naturelles et les objets. On pense habituellement que les lois gouvernent les objets, ces derniers existant indépendamment des lois, mais pour Cassirer, les lois (en un sens plutôt subjectif) constituent les objets : ces derniers ne peuvent être définis que à partir des lois auxquelles ils obéissent.
On retrouve également ce type de façon de voir les choses dans un courant philosophique qu'on appelle la phénoménologie, qui propose, en gros, de prendre comme point de départ de l'analyse philosophique l'expérience consciente uniquement en faisant abstraction du monde. Selon certains auteurs de ce courant, comme Husserl ou Merleau-Ponty, on devrait concevoir les objets comme ce qui reste invariant quand on change de perspective. Ce qui caractériserait par exemple une chaise, ce ne serait pas un des profils qui m'est donné quand je l'observe depuis un point de vue, ni le fait d'exister de manière absolue dans le monde, mais une structure commune à tous les points de vue possibles sur cette chaise.
On ne peut vraiment qualifier la philosophie de Cassirer ou la phénoménologie de philosophie réaliste, mais ce que propose le réalisme structural, c'est d'importer ces idées tout en étant réaliste à propos du contenu des sciences. Il se trouve en effet que ce type d'idée s'accorde assez bien avec la physique contemporaine, au sein de laquelle la notion de principe de symétrie joue un rôle central.
Une symétrie, au sens le plus général, c'est la transformation d'une représentation qui laisse certaines choses invariantes (si vous tournez un cercle de 90°, il ne change pas : il est symétrique). Il se trouve qu'en physique ce sont des principes de symétrie de ce type (des transformations spatiales ou temporelles, mais aussi des transformations de certaines grandeurs physiques comme la charge électrique) qui permettent, par exemple, de caractériser les différents types de particules et de fonder des lois fondamentales ou des principes comme la conservation de l'énergie. L'invariance par permutation dont nous avons discuté plus haut peut elle-même être vue comme un principe de symétrie.
Si les symétries jouent un rôle si important en science, peut-être faudrait-il penser qu'en effet, ce qui est fondamental, et ce que décrit la science, ce sont des aspects structuraux plutôt que des objets et propriétés, alors que ces derniers dérivent de cette structure : ils sont ce qui est invariant par transformation.
Conclusion
Tout ça est un peu abstrait, et j'espère ne pas avoir perdu trop de lecteurs en route. Mais s'il faut retenir quelque chose, c'est que la physique fondamentale remet assez fortement en question nos façons communes de voir les choses, et y compris l'idée que la réalité pourrait être conçue comme un ensemble d'objets qui possèdent des propriétés. La notion d'objet individuel n'est pas seulement problématique à propos des objets de la vie courante ou des organismes biologique : il n'est même pas certain, à la lumière de la physique contemporaine, qu'il existe de véritables "briques fondamentales" de la réalité.
Formidable article !!! Merci encore ! Vive Ernst Cassirer, vive Michel Foucault et vive J.L. Mélenchon qui à sciemment cité ces précédents lorsque sur un plateau de télé il disait : "Ce qui fait l'identité d'un pays ce sont ses lois"...
RépondreSupprimerAttention il ne faut pas confondre les lois d'un pays (prescriptives, mais que certains ne respectent pas) et les lois de la physique (descriptives et a priori jamais violées). Ce sont deux concepts très différents, même s'ils portent le même nom. Par ailleurs les conditions d'identité des objets physiques ne sont pas forcément transposables aux entités abstraites comme les pays. Enfin l'idée de Cassirer n'est pas qu'un objet soit identifiable à un ensemble de lois mais que les lois déterminent les objets qui leur obéissent. L'analogie fonctionnerait mieux avec les citoyens obéissant aux lois, cependant il est très douteux que ce soient uniquement les lois d'un pays qui détermine l'identité de chaque citoyen de ce pays...
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