mercredi 26 août 2015

Les paradoxes de l'identité

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La notion d'identité, ou d'individu, est assez intuitive et assez centrale dans notre compréhension du monde. Pourrait-on avoir une connaissance du monde si l'on était incapable d'identifier des objets ou des individus persistant dans le temps ? La notion d'identité est centrale y compris en mathématiques : pour compter des objets, il faut déjà pouvoir les identifier... Enfin on se conçoit nous-même comme des individus : d'un jour à l'autre, d'un instant à l'autre, nous sommes toujours la même personne. C'est, semble-t-il, un aspect essentiel de notre expérience.

Pourtant la notion d'identité, aussi importante soit-elle, ne va pas sans poser des difficultés. Sur quoi est-elle fondée exactement ? Qu'est-ce qui fait qu'un objet est le même au cours du temps, quels sont les critères d'identification ? On peut aussi se demander : qu'est-ce qui fait qu'un objet reste le même quand on envisage d'autres mondes possibles ? Si par exemple je dis : "si j'étais riche, j'achèterais un yacht". C'est ce qu'on appelle un énoncé contre-factuel (il envisage une situation qui n'est pas actuelle). Mais on pourrait me répondre : "si tu étais riche, tu ne serais pas la même personne mais quelqu'un d'autre". Étant donné que les énoncés contre-factuels sont très fréquents dans le raisonnement scientifique, cette question a première vue métaphysique a son importance quand il s'agit d'analyser le discours scientifique.

En philosophie, on parle d'individu de manière général pour les objets dotés d'une identité (pas seulement les personnes). Une idée assez intuitive est d'assimiler l'identité des objets concrets à leur constitution matérielle. Ce qui fonde l'individu, c'est ce dont il est constitué : les atomes et molécules qui le composent. Mais différents paradoxes menacent cette idée simple. Nous pouvons les illustrer par quelques expériences de pensée.

Cet article concerne la philosophie générale, pas la philosophie des sciences en particulier. Dans des articles à suivre, nous nous intéresserons à des questions plus spécifiques, qui concernent des disciplines scientifiques particulières : qu'est-ce qu'un individu en biologie ? Y a-t-il des individus en physique ?

|EDIT]En bonus, je viens d'ajouter un sondage en bas de la page, auquel vous pouvez répondre après avoir lu l'article (petit essai de philosophie expérimentale...) [/EDIT]

Les paradoxes de l'identité

P1080306Andron,au centre d'un labyrinthe,Thésée&le Minotaure
La première expérience de pensée est celle du bateau de Thésée. Plutarque raconte qu'une fois Thésée revenu d'un périple au cours duquel il a combattu le minotaure, les athéniens ont conservé son bateau en sa mémoire. Au fil des années, ils remplaçaient une à une les vieilles planches qui commençaient à s'user par de nouvelles, si bien que le bateau conservait toute sa beauté. Mais, relate Plutarque, après un certain temps, cette situation donna lieu à débat parmi les philosophes : une fois que toutes ses planches ont été remplacées, peut-on encore dire de ce bateau qu'il s'agit du bateau de Thésée ?

Locke a proposé une extension de l'histoire pour rendre le paradoxe encore plus saillant : imaginons qu'un collectionneur récupère les vieilles planches usées pour reconstruire le bateau de Thésée à l'identique à un autre endroit. Nous nous retrouvons alors avec deux bateaux semblables, dont l'un est constitué des planches de l'original : mais lequel des deux est vraiment le bateau de Thésée ?

Cette expérience de pensée fait appel à des intuitions contradictoires. Généralement, on ne pense pas que remplacer une petite partie d'un objet lui fait perdre son identité (si je remplace le bouton de ma veste, c'est toujours la même veste). On pense aussi que l'identité est transitive, c'est à dire que si A est identique à B et B à C, alors A est identique à C. Tout ceci nous amène à penser que notre premier bateau est toujours le bateau de Thésée : il y a suffisamment de continuité au cours du temps pour qu'on puisse l'identifier.

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Mais on pense aussi qu'un objet peut être désassemblé puis ré-assemblé sans perdre son identité. Par exemple, je peux démonter une montre, répartir ses pièces aux quatre coins de mon salon, puis les rassembler de nouveau pour remonter la montre. Intuitivement, il s'agit toujours de la même montre (même si elle a cessé d'exister pendant une période de temps). Si on accepte cette intuition, le bateau du collectionneur est bien le bateau de Thésée : celui-ci a été démonté planche par planche, puis remonté en un autre endroit.

Mais comment deux bateaux différents pourraient-ils être tous deux le bateau de Thésée ? Pour le coup, la transitivité de l'identité est violée...

Cette histoire a sa pertinence en philosophie des sciences, dans la mesure où, biologiquement parlant, nous sommes un peu comme le bateau de Thésée : nos cellules meurent et sont remplacées une à une, si bien qu'on peut se demander si, une fois toutes nos cellules renouvelées, nous sommes toujours la même personne.

Une seconde expérience de pensée est celle de la statue d'argile. Imaginons que vous preniez un bloc d'argile que vous modelez pour former une statue. Combien d'objets avez-vous devant vous ?

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Si l'on pense que c'est la constitution matérielle qui détermine l'identité, un seul, assurément : le bloc d'argile est maintenant une statue. Le problème est que ces deux objets que l'on aurait tendance à considérer comme un seul ont des propriétés contradictoires. Par exemple, le bloc d'argile peut résister à n'importe quelle déformation (on peut l'écraser sous une enclume), mais pas la statue. Ou encore, le bloc d'argile existait lundi, mais pas la statue. Comment un même objet pourrait avoir des propriétés différentes ?

On peut aussi par la suite remodeler le bloc pour former une nouvelle statue. Les deux statues sont différentes, mais pourtant le bloc est toujours le même. De nouveau, si on pense que la statue et le bloc sont identiques, on viole la transitivité de l'identité : les deux statues sont différentes, mais identiques au même bloc d'argile...

Pour finir il existe un dernier paradoxe lié à l'identité, qui est le suivant : si un nuage est identifié aux gouttes d'eau qu'il contient, alors quand on voit un nuage dans le ciel, ne peut-on dire qu'il y en a en fait plusieurs ? En effet, prenons toutes les gouttes d'eaux qui composent le nuage, et ajoutons-en une juste à côté : nous avons un nouveau nuage. Retirons une goutte d'eau : nous en avons un troisième. Et ainsi de suite. Mais enfin, ne voyons-nous pas un seul nuage dans le ciel ?

Si l'on applique strictement l'idée que la constitution matérielle identifie les objets, on multiplie à outrance les objets, et ça vaut aussi pour les êtres biologiques : si on exclut une cellule, on a définit un nouvel organisme.

Le problème vient du fait qu'on ne peut généralement assigner des frontières bien déterminées à un objet. Nous pourrions dire qu'un objet est identifié par une constitution matérielle vague, mais ça ne semble pas résoudre le problème : on peut également définir de multiples constitutions matérielles vagues, donc de multiples nuages. Il faudrait plutôt dire que l'identité du nuage est elle-même indéterminée. Mais un objet qui n'a pas d'identité déterminée est-il un réel objet ?

Cumulus clouds in fair weather

L'identité au cours du temps

Tous ces exemples à l'exception du dernier ont trait à l'identification des objets et de leur constitution matérielle au cours du temps. Il existe en fait un problème plus basique concernant l'identification au cours du temps, qui est qu'un objet peut changer. Or bien sûr on ne veut attribuer des propriétés contradictoires au même objet. Si je repeins une chaise jaune en rouge, je ne veux pas vouloir dire en même temps qu'elle est rouge et qu'elle n'est pas rouge.

Bien sûr, elle est rouge à un certain instant t1, et elle ne l'est pas à un instant t2. Cette solution (qui n'est que la manière commune de répondre à ce problème) s'appelle l'endurantisme : nous avons affaire à un objet qui est entièrement présent en chaque instant, mais qui évolue. Mais il existe une alternative à cette conception des choses, qu'on appelle le perdurantisme : il s'agit d'assimiler la chaise à un objet en quatre dimensions dans l'espace temps, ce qu'on appelle parfois un "ver temporel", ou encore simplement à un processus.

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Contrairement à un objet tel qu'il est ordinairement conçu, un processus a des parties temporelles : il a un début et une fin dans le temps, et est composé de différentes étapes. Selon le perdurantisme il en va de même de tous les objets : ils ont une origine et une fin (le moment où la chaise est détruite). Il faudrait donc réviser notre manière commune de parler : ce qu'on appelle couramment "une chaise" serait en fait une partie temporelle de l'objet chaise : une étape du processus qui lui correspond.

Le perdurantisme ne correspond pas du tout à notre façon commune de nous exprimer. Cependant il peut être avancé qu'il est plus compatible avec la relativité du temps : en physique, il n'existe pas de notion absolue de simultanéité, si bien qu'attribuer absolument des propriétés à un objet à un instant donné peut s'avérer problématique...

Si donc on identifie les objets à leur constitution matérielle spatio-temporelle, plutôt que seulement spatiale, on résout peut-être certains des paradoxes de l'identité. Les deux "bateaux de Thésée" seraient différents objets parce qu'ils n'ont pas la même constitution spatio-temporelle, même s'ils coïncident tous deux avec le bateau original. Le bateau de Thésée original serait en fait une partie temporelle commune à ces deux objets. De même, le bloc d'argile est distinct de la statue s'il lui survit.

Cependant il n'est pas certain que cette solution fonctionne toujours. On pourrait par exemple imaginer que le bloc d'argile et la statue naissent et meurent exactement au même instant (si par exemple on assemble deux pièces pour constituer à la fois le bloc et la statue, puis qu'on casse le bloc en morceaux pour détruire la statue). Dans ce cas, pour le perdurantiste, nous aurions un et un seul objet, mais il aurait toujours des propriétés contradictoires, comme le fait de pouvoir ou non être détruit par déformation.

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On pourrait penser que le type de propriété qui pose problème ne correspond pas à de "vraies" propriétés : elles ne sont pas possédées actuellement par l'objet, mais concernent des possibilités alternatives (la possibilité d'être déformé). Seulement si l'on exclue ce type de propriétés, on les exclue quasiment toutes. On ne peut dire d'un vase qu'il est fragile, puisque la fragilité, c'est la possibilité d'être brisé, même si cette disposition à être brisé n'est jamais manifestée. Or la plupart des propriétés (sinon toutes), y compris en sciences, sont de ce type : la charge électrique, c'est la possibilité d'être attiré par un aimant, et un objet possède une charge même en l'absence d'aimants, etc.

Pour prendre un autre exemple, si une personne est un processus qui a débuté il y a 50 ans, il semble incohérent de dire que cette personne aurait pu mourir quand elle avait 5 ans : en terme de constitution au cours du temps, le processus correspondant n'est pas le même (et donc la personne n'aurait pas pu mourir à 5 ans, puisque dans ce cas ça n'aurait pas été la même personne). Si l'on utilise le perdurantisme, tout en identifiant les objets à leur constitution matérielle (en 4 dimensions) uniquement, il n'est pas vraiment possible de rendre compte des énoncés contre-factuels.

L'essentialisme

Chaises-saint-denis.JPG
Une manière de résoudre ces paradoxes est d'envisager que la composition matérielle ne soit pas déterminante pour l'identification des objets. Dans le cas du bateau de Thésée, on pourra faire valoir que ce ne sont pas les planches qui sont essentielles, mais la forme du bateau, si bien que le bateau est toujours identique a lui même quand bien même on a remplacé toutes ses planches. Dans le cas du nuage, on pourra avancer que même si la constitution matérielle du nuage est imprécise, celui-ci a bien une identité.

A ce titre, on peut envisager comme le proposait Aristote que certaines propriétés des objets leur sont essentielles, et d'autres accidentelles. Les propriétés essentielles sont celles qu'on ne peut changer tout en maintenant que nous parlons toujours du même objet. Les propriétés accidentelles peuvent changer : je peux ne plus avoir le même métier sans pour autant être une personne différente. L'essence permet de fonder l'identité d'un objet au cours du temps : la couleur de la chaise en est une propriété accidentelle, et si je la repeins c'est toujours la même chaise puisqu'elle a conservé ses propriétés essentielles.

Il existe plusieurs candidats pour constituer l'essence d'un objet. Certains auteurs (notamment Kripke) invoque son origine : ce qui est essentiel à un objet, c'est son origine historique. Par exemple, ce qui m'est essentiel en tant que personne, c'est d'être né d'un certain œuf fécondé, et si l'on faisait une copie exacte de moi quelque part, ce ne serait pas moi pour cette raison. Il faut, pour que cette conception de l'essence fonctionne, invoquer un rapport causal entre cette origine et l'objet présent.

Cette approche a le mérite de pouvoir être mise à contribution pour analyser les raisonnements contre-factuels : "si j'étais riche, j’achèterais un yacht" devrait se comprendre comme une histoire alternative à partir de la même origine historique.

Lady Lau super-yacht IMO 1010674 Bonifacio
Un autre critère (qui n'est pas incompatible) est de considérer que le type d'objet est essentiel : par exemple, il m'est essentiel d'être un être humain, et si je perd certaines caractéristiques essentielles aux êtres humains (en particulier si je meure je perd la propriété d'être vivant), alors je cesse d'être la même personne, en fait d'être une personne tout court. Dans le cas des artefact, on peut envisager que la fonction de l'objet lui soit essentielle.

Ce second critère nous demande de faire référence à des classes d'objets, auxquels ont associera des propriétés essentielles. Nous avons parlé de ce sujet dans les deux articles précédents à propos des classes naturelles. Nous avons vu que l'essentialisme n'a rien d'évident à propos des organismes vivants par exemple.

Enfin certains métaphysiciens invoque une notion d'identité primitive (qu'on appelle parfois eccéité), qui serait un fait brut, inexplicable : le fait d'être cet objet. Mais ce genre de notion purement métaphysique amène généralement une certaine suspicion.

Si l'on applique l'essentialisme au cas du bloc d'argile et qu'on nie donc que la constitution matérielle soit le seul critère déterminant pour identifier un objet, alors nous devons accepter que quand on a une statue d'argile devant nous, nous avons en fait deux objets distincts : une statue, et un bloc d'argile. Ces deux objets peuvent avoir des propriétés différentes : la statue a des propriétés immatérielles, par exemple esthétiques, que n'a pas en soi le bloc d'argile.

Auguste Rodin - Grubleren 2005-02
Mais voilà qui est contre-intuitif : deux objets qui occupent exactement le même espace au même moment, et qui sont composés des mêmes parties ! Pourtant si on pèse ces deux objets en même temps, le poids ne sera pas multiplié par deux... Et comment donc deux choses ayant exactement la même constitution physique pourraient-ils avoir des propriétés différentes ? N'est-ce pas la constitution matérielle qui détermine les propriétés d'un objet ?

Enfin pourquoi s'arrêter à deux objets ? Est-ce qu'il n'y a pas également une "statue-sur-un-piédestal" qui cesse d'exister quand on repose la statue au sol ? ou une "statue-éclairée" ? Ces catégories semblent absurdes et peu utilisables, mais on peut faire valoir qu'il s'agit de critères anthropocentriques, et on voit mal en quoi notre situation humaine devrait être importante quant à ce qui constitue l'essence des objets.

Identité relationnelle, conventionnalisme, nihilisme

Regardons brièvement quelques solutions qui ont été proposées pour résoudre ces difficultés.

Une solution proposée par Geach est d'abandonner l'idée que l'identité est absolue : celle-ci serait relative, et plus précisément, relative au type ou à la classe d'objet qu'on considère. On peut toutefois conserver l'idée que la constitution matérielle est une identité absolue. Dans le cas de la statue et du bloc d'argile, nous pouvons considérer qu'il s'agit du même objet en un instant donné (donc nous ne rencontrons pas les difficultés de l'essentialisme). Cependant l'attribution de propriétés comme le fait de pouvoir être détruit ou non, ou bien l'identification de cet objet à différents instants du temps, est relative au type d'objet qu'on considère : si l'on parle de blocs d'argile, l'objet est identique même une fois que la statue a été détruite, mais pas si l'on parle de la statue. La notion d'identité entre des objets en des instants différents serait relative au type d'objet qu'on considère. Remarquons que cette solution ne résout pas la question de savoir s'il y a plusieurs nuages ou un seul, ou le paradoxe du bateau de Thésée (puisque dans ce cas, on parle toujours de bateaux)...

Sucrose molecule
Une autre solution plus radicale serait de nier qu'il existe vraiment des objets. Tout ça ne serait qu'une façon de parler bien commode, mais sans implication profonde. Une alternative finalement assez proche est de considérer que n'importe quelle composition matérielle est un objet légitime. On peut aussi être conventionnaliste, et considérer que les objets sont déterminés par des conventions utiles plutôt que par une essence indépendante de nous. Ou peut-être que ce ne serait qu'une querelle verbale : tout dépend de ce qu'on entend par "objet", et les différentes positions correspondent seulement à différentes définitions de ce qu'est un objet, sans que l'une ait nécessairement raison sur l'autre (mais il y a fort à parier que les défenseurs des différentes positions n'acceptent pas ce compromis, s'ils pensent que leur "définition d'objet" correspond à quelque chose de réel, contrairement à celle des autres).

C'est le genre d'intuitions qu'on peut retrouver assez fréquemment chez des personnes ayant une sensibilité scientifique : au fond, la seule chose qui existe, nous dit-on, ce sont des particules. Il n'y a pas vraiment de statue, mais des particules qui sont arrangées en forme "statuesque". C'est ce qu'on appelle un nihilisme à propos des objets. Le défi est alors d'accepter que presque l'intégralité de notre façon de parler commune n'a aucun fondement réel, sans pour autant remettre en cause l'édifice de la connaissance.

Il existe des variantes, comme l'idée que les seuls vrais objets sont les organismes vivants : les autres se réduisent à leurs constituants matériels. C'est ce que propose Van Inwagen. L'avantage de cette position est qu'on n'est pas obligé de nier notre propre existence.

Cette position est une transition idéale pour évoquer la question de l'identité dans le contexte des disciplines scientifiques que sont la biologie et la physique : qu'est-ce qu'un organisme ? Existe-t-il d'autres individus pertinents en biologie (les gènes, les organes, les populations, les clades, ...) ? Existe-t-il vraiment des individus qui seraient les constituants fondamentaux de la réalité en physique ? Ce sont les questions qu'on se posera dans des articles à suivre, l'un consacré à l'individu en biologie, et l'autre à l'individu en physique.

D'ici là vous pouvez répondre au sondage ci-dessous...

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8 commentaires:

  1. Tous ces problèmes ne sont dans le fond que des problèmes de "typage". Je m'explique. Si le but du langage (ou plutôt des idées dénotées par le langage) est de donner du sens au monde, alors il faut se rendre à l'évidence : le monde n'est pas ce qu'on utilise pour lui donner du sens, mais il n'est que ce qui est (ce qui nous avance bien).

    Maintenant, si, comme moi, l'on croit que "le sens" (i.e. ce qui se comprends lorsqu'on invoque une idée qui a du sens et n'est pas qu'un simple label, comme l'idée d'espace ou de temps) existe de manière absolue (hors de la subjectivité donc), au même titre que le monde physique (ce qui justement est dans l'espace et le temps), il est alors légitime d'en hiérarchiser ses différentes manifestations : une interprétation du monde (ou d'un phénomène précis) est plus profonde ou plus sensée qu'une autre lorsque sa description ou son explication/sens qu'elle donne au monde (i.e. la compréhension qui en émane) est plus fidèle (plus simple, plus élégante, plus prédictive, ...) à "ce qui est effectivement" que n'est l'interpretation alternative. Autrement dit, lorsque l'interprétation est plus convaincante (ce qui suppose une certaine forme d'intégrité intellectuelle). A noter qu'avec un tel point de vue, bien qu'il n'y ait pas unicité du sens (i.e. différentes interprétations alternatives peuvent être équivalente en termes de pouvoir explicatif), elles ne se valent toutes pas : certaines sont bien plus profondes que d'autres.

    Ex: Il est bien plus légitime d'appeler "couteau" (avec l'idée usuelle qui s'y associe) ce qu'on appelle communément un couteau plutôt que stylo, bien que l'on puisse s'en servir pour écrire sur des objets comme du papier, du bois, et j'en passe. D'ailleurs, si l'on était rigoureux (et pompeux), on ne devrait pas dire "cet objet physique est un couteau", mais "cette chose que je considère être un objet physique se comporte avec une certitude assez grande comme l'idée que je me fais de ce que devrait être un stylo pour que je puisse le considérer comme tel et l'appeler ainsi".

    Je disais plus haut que le problème était avant tout un problème de typage. Pourquoi ? Parce que le sens (i.e. ce qui se comprends et est compris) n'est pas de la même nature que les objets physiques. Si l'on est ainsi dualiste et qu'on croit à l'interprétation "absolutiste" du sens ci-dessus, il est alors clair qu'il n'existe pas de manière canonique de donner du sens : toute tentative d'explication du monde fait intervenir, à un moment ou un autre, un choix subjectif (i.e. l'application du libre arbitre par un individu) qui entrelasse du sens et du "concret" (d'où le problème de typage). Cependant, la subjectivité n'est pas l'arbitrarité. Certains individus sont plus intelligents, plus intègres, ou plus "libres" que d'autres lorsqu'il s'agit de choisir une interprétation du monde d'une plus grande profondeur.

    PS : sans vouloir anticiper ton prochain post, le but de la science est justement d'essayer de donner du sens au monde, pas seulement de le décrire. La physique est par exemple invariante par "redécoupage du monde" (ou par réinterprétation du monde) : on est toujours en droit de considérer que le stylo est un objet unique avec certaines propriétés, ou qu'il s'agit là d'un objet avec un capuchon s'y emboitant et interagissant d'une certaine manière, ou encore d'une multitude de petits objets découpés arbitrairement et interagissant d'une telle manière que "globalement" le stylo se comporte comme on s'y attendrait. L'identité en science, n'est donc pas à prendre en dehors de son aspect explicatif (et donc métaphysique), bien au contraire.

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    1. PPS : Le terme "objet" réfère lui aussi à une idée sensée. Dire qu'un "objet physique" est un "objet physique", c'est déjà avoir choisi de l'interpréter comme tel. Il n'existe pas d'explication du monde ne faisant intervenir aucun choix. Expliquer, c'est avant tout choisir et discriminer.

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    2. Merci pour ces commentaires. En effet la question de l'identité est liée à celle de type ou de classe. Par ailleurs je partage l'idée que l'identification d'objets en science est lié au pouvoir explicatif des théories.

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  2. Bonjour Quentin,

    Un paradoxe amusant à ce sujet (relevé dans "les tactiques de Chronos", d'Étienne Klein):
    Lorsque je dis "je change", le sujet du verbe "changer", c'est mo, c'est à dire, c'est précisément ce qui ne change pas, ce qui reste invariant en moi.

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  3. A propos de "il y a plusieurs définitions possibles d'objets qui se valent":
    Dans "Y a-t-il un grand architecte dans l'Univers?" - Stephen Hawking conclut sur sa description du réalisme "modèle-dépendant" et qui consiste pour lui à accepter que la réalité se perçoit à travers un modèle, et que plusieurs modèles sont valables.

    Par exemple, le fait qu'un photon se comporte à la fois comme une onde et comme une particule, fait qu'il faut utiliser soit le modèle de la mécanique quantique, soit la physique classique.

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    1. L'idée qu'un photon se comporte "à la fois comme une onde et une particule" est une façon commune de vulgariser la mécanique quantique mais il ne faut pas trop la prendre au sérieux : nous avons une représentation bien unifiée du photon en mécanique quantique (une fonction d'onde). De plus ce n'est pas lié à l'utilisation de la physique classique qui ne décrit pas du tout les photons.

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  4. Bonjour,
    Je suis en 1ère L dans un lycée parisien, et je participe à un concours de rhétorique, les Joutes Oratoires. Je m'intéresse beaucoup à la philosophie des sciences, à la métaphysique, et ainsi je m'interroge souvent à propos de ce qui paraît le plus évident dans la conception de notre monde, c'est à dire notre identité et notre perception du "réel" (si il existe!)
    Je compte donc me produire lors des Joutes, au sujet de la Philosophie des Sciences. Le seul problème est que je ne trouve pas de fil conducteur, le sujet étant tellement dense et existentiel !

    Pourriez-vous m'éclairer au sujet des principaux traits de cette discipline (sachant que vous êtes doctorant)
    Je vous remercie d'avance !

    Delphine

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    1. Bonjour

      La philosophie ses sciences regroupe en effet des choses assez diverses qu'on peut classifier en deux "zones" (qui se recoupent parfois) : l'épistémologie et la métaphysique. Vous pourrez peut être trouver quelques informations ici : http://philosophiedessciences.blogspot.fr/2014/02/a-quoi-sert-la-philosophie-des-sciences.html

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